T. LOBSANG RAMPA
VIVRE AVEC LE LAMA
Titre original : Living with the Lama
(Édition : 22/04/2020)
Vivre Avec le Lama — (1964) Un livre dicté télépathiquement par l'une des nombreuses chattes du Dr Rampa, Fifi Greywhiskers (Moustaches Grises). Les animaux ne sont pas de stupides créatures comme plusieurs humains le pensent. Par rapport à tous les animaux, les humains sont ceux qui peuvent être qualifiés de stupides. Tous les animaux peuvent communiquer par télépathie ; les humains voient cette habileté bloquée en raison de leur nature sournoise. Fifi nous raconte l'histoire de sa vie avant et après son adoption par le Dr Rampa.
Mieux vaut allumer une chandelle
que maudire l'obscurité.
Le blason est ceint d'un chapelet tibétain composé de cent huit grains symbolisant les cent huit livres des Écritures Tibétaines. En blason personnel, on voit deux chats Siamois rampants (i.e. debout sur leurs pattes de derrière, le terme ‘rampant’ étant ici un adjectif propre à l'héraldique, c'est-à-dire, aux blasons — NdT : Note de la Traductrice) tenant une chandelle allumée. Dans la partie supérieure de l'écu, à gauche, on voit le Potala ; à droite, un moulin à prières en train de tourner, comme en témoigne le petit poids qui se trouve au-dessus de l'objet. Dans la partie inférieure de l'écu, à gauche, des livres symbolisent les talents d'écrivain et de conteur de l'auteur, tandis qu'à droite, dans la même partie, une boule de cristal symbolise les sciences ésotériques. Sous l'écu, on peut lire la devise de T. Lobsang Rampa : ‘I lit a candle’ (c'est-à-dire : ‘J'ai allumé une chandelle’).
Service d'entraide pour les éditeurs
VIVRE AVEC LE LAMA
RÉCIT DE MME FIFI GREYWHISKERS, C.S.P.
traduit de la langue de Chat Siamois par
T. LOBSANG RAMPA
Illustré par Sheelagh M. Rouse
à MA
qui nous soigne lorsque nous sommes malades
qui s'occupe de nous quand nous en avons besoin
et
qui nous aime en TOUT temps !
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"Tu perds la tête, Fifi, dit le Lama. Qui voudra croire que tu es capable d'écrire un livre ?"
Il m'adressa un sourire, me gratta sous le menton, là, juste à l'endroit où ça me plaît bien, et s'en fut à ses occupations.
Je me mis à réfléchir : "Et pourquoi, je vous prie, n'écrirais-je pas un livre ? Il est vrai que je ne suis qu'une chatte, mais pas n'importe laquelle. Oh non ! Je suis une Siamoise qui a voyagé loin et vu beaucoup de choses. Vu ? Certes, je suis à présent tout à fait aveugle et je dois m'en remettre au Lama et à Lady Ku'ei, qui me prêtent leurs yeux, mais j'ai des souvenirs !"
Il est vrai que je suis vieille, très vieille et plutôt infirme, mais ce n'est pas une raison pour ne pas coucher sur le papier les événements de ma longue vie, tandis que je le peux.
Voici donc le récit de ma Vie avec le Lama, et des jours ensoleillés qui terminent une existence toute pleine d'ombres.
(Mme)
Fifi Greywhiskers.
Ma future mère poussait des cris affreux : "Je veux un mâle ! hurlait-elle, un beau, un ROBUSTE mâle !" Sa voix rauque, au dire de tous, était INSUPPORTABLE, si pénible à entendre qu'on fut bien obligé de se mettre à la recherche d'un Siamois de pure race, avec un pedigree éblouissant. On fit le tour de toutes les bonnes familles, de tous les vétérinaires les plus chics de Paris. La plainte de ma future mère, de plus en plus aiguë, déchirait les cœurs et les oreilles. Les personnes, au désespoir, ne savaient plus à quel saint se vouer et se remettaient courageusement à la recherche de l'époux.
On finit pas le trouver. Les présentations eurent lieu. De cette entrevue, je naquis et fus seule jugée digne de vivre : mes frères et sœurs furent noyés. Ma mère et moi vivions dans une vieille famille française qui possédait une vaste propriété de la banlieue de Paris. L'Homme était un diplomate de haut rang qui se rendait tous les jours à la Ville. Souvent, il y passait la nuit avec sa Maîtresse. Sa femme, qui vivait avec nous, Madame la Diplomate, était très dure, superficielle et insatisfaite. Nous autres, chats, n'étions pas pour elle des ‘personnes’ (comme nous le sommes pour le Lama), mais seulement des ‘choses’ qu'elle aimait bien montrer aux dames à qui elle offrait le thé.
Ma mère était très belle, avec le plus noir des museaux et une queue qui se tenait toute droite. Elle avait gagné des prix dans des tas de concours. Un jour — je n'étais pas encore tout à fait sevrée — elle se mit à chanter encore plus fort qu'à l'ordinaire. Madame la Diplomate se mit en rage et appela le jardinier : "Pierre, cria-t-elle, prenez-moi cette chatte immédiatement et allez la noyer dans la pièce d'eau. Je ne peux plus supporter ce bruit !" Pierre, un petit Français malingre, qui nous détestait parce que, parfois, nous l'aidions dans son jardinage en inspectant les racines des plantes pour voir si ça poussait bien, ramassa ma mère, ma superbe maman, l'enfouit dans un vieux sac à pommes de terre et s'éloigna. Cette nuit-là, abandonnée, terrifiée, je pleurai lamentablement, au fond d'une cabane très loin dans le parc, pour que Madame la Diplomate ne puisse pas être dérangée par mes plaintes. Je pleurai, je pleurai, et je finis par m'endormir.
Je m'agitai sans relâche, fiévreusement, sur mon lit froid de vieux journaux de Paris jetés sur le plancher de béton. Les affres de la faim ravageaient mon petit corps et je me demandais comment j'allais me débrouiller.
Lorsque les premières lueurs du jour tentèrent de percer au travers des vitres de la cabane, voilées d'un épais rideau de toiles d'araignées, je sursautai soudain : des pas lourds résonnaient dans l'allée. Quelqu'un entra. Ce n'était, heureusement, que Madame Albertine, la femme de charge. Se baissant avec peine, car elle était grosse, elle déposa devant moi un bol de lait tiède où trempait son pouce gigantesque et m'aida maternellement à le boire.
Pendant des jours, pauvre petite orpheline, je cherchai partout ma mère assassinée. Ma mère, si belle, qu'on avait tuée pour sa voix trop sonore, sa voix chaude que j'aimais tant. J'avais faim, j'avais soif et, pourtant, je serais morte sans le secours de Madame Albertine, car j'étais trop jeune pour me nourrir toute seule.
Les jours passèrent, puis les semaines. J'appris à me débrouiller, mais mes tristes débuts dans la vie m'avaient dotée d'une constitution fragile. La propriété était immense et je m'y perdais souvent, car je fuyais les personnes et leurs pieds maladroits qui risquaient toujours de m'écraser. Je me réfugiais sur les arbres. Étendue de tout mon long sur une branche, je me laissais chauffer par le soleil et j'écoutais le langage des arbres qui me parlaient de jours plus heureux à venir au soir de ma vie. Je ne comprenais pas à ce moment-là, mais je fis confiance et, plus tard, aux heures les plus sombres, je me souvins de tout ce qu'ils m'avaient dit.
Un matin, je m'éveillai, troublée par je ne sais quelle langueur étrange. Je poussai ce que je crus être un soupir interrogateur. Madame la Diplomate, par malheur, m'entendit : "Pierre ! s'écria-t-elle, allez chercher un matou. N'importe lequel fera l'affaire, pour une première fois !" Un peu plus tard, on s'empara de moi et on me mit dans une boîte de bois, sans aucun égard, pour me livrer, avant que j'aie même eu le temps de savoir ce qui m'arrivait, à un abominable vieux matou. Ma mère n'avait pas eu la possibilité de m'apprendre les choses de la vie et je n'étais pas préparée à ce qui s'ensuivit. Le vieux matou maltraité sauta sur moi et je ressentis une douleur atroce. L'espace d'un moment je pensai que l'une des Personnes m'avait donné un coup de pied. Il y eu une douleur fulgurante et je sentis quelque chose se déchirer. Je hurlai d'agonie et de terreur et m'en pris farouchement au vieux matou ; le sang gicla d'une de ses oreilles et ses hurlements s'ajoutèrent aux miens. En un clin d'œil le dessus de la boîte s'ouvrit et des yeux effrayés scrutèrent l'intérieur. Je pris la fuite ; en m'échappant j'aperçus le vieux matou, crachant et grognant, se jeter droit sur Pierre qui tomba à la renverse aux pieds de Madame la Diplomate.
Je traversai la pelouse et sautai sur un pommier protecteur. Je m'agrippai au tronc et atteignis enfin une haute branche, où je m'étendis, pantelante.
Les feuilles bruissaient doucement et me caressaient, tant et si bien que, brisée de fatigue, je finis par m'endormir... comme au jour où l'on m'avait privée de ma mère... Tout un jour et toute une nuit, je restai là, sur ma branche. J'avais faim, j'avais peur, j'avais mal et je me demandais pourquoi les personnes étaient si méchantes, pourquoi elles faisaient si peu de cas des sentiments que nous éprouvons, nous, les petits animaux qui vivons près d'elles et sommes à leur merci. La nuit était froide et une bruine légère tombait sur la Ville de Paris. J'étais trempée et je grelottais, mais j'étais trop terrifiée pour descendre et chercher refuge.
La lumière froide du matin céda lentement la place à la grisaille morne d'une journée nuageuse. Des nuages chargés fuyaient à travers le ciel bas. De temps à autre il y avait une averse. Vers le milieu de la matinée, une silhouette familière se montra, venant de la Maison. C'était Madame Albertine, qui, toute clopinante, se dirigeait vers mon arbre. Je poussai un petit miaulement et elle tendit vers moi sa bonne main rêche, sa main de ménagère : "Viens, ma Fifi, viens, ma belle, n'aie pas peur, viens boire ton lait." Je me laissai glisser le long du tronc. Madame Albertine me prit dans ses bras et, s'agenouillant dans l'herbe, se mit à me caresser tandis que je buvais le lait à petits coups et mangeais la viande qu'elle avait apportés. Quand j'eus fini, je me frottai contre elle en ronronnant pour lui prouver ma reconnaissance puisqu'elle ne parle pas ma langue et que je ne parle pas le français (même si je le comprends parfaitement). N'empêche qu'elle me comprit fort bien. Alors elle me posa sur son épaule dodue et m'amena dans la Maison, me prenant dans sa chambre.
C'était la première fois que je m'y trouvais et je jetai tout autour de moi un regard curieux et intéressé. J'y remarquai tout de suite un grand fauteuil de peluche grenat et, le long de la fenêtre, une paire de lourds rideaux de velours vert mousse qui me parurent faits tout exprès pour qu'on s'y fasse les griffes. Madame Albertine ne me donna pas le temps d'essayer. Elle me prit sur ses genoux et me parla : "Mon pauvre bébé chat, sais-tu que Madame la Diplomate est une femme dure et cruelle ? Et une arriviste comme on en voit peu ? Pour elle, tu n'es qu'un joujou précieux qu'elle n'aime que dans la mesure où elle peut l'exhiber devant ses invités. Pour moi, tu es une petite créature du Bon Dieu et j'ai pitié de toi. Mais, hélas ! tu ne comprends pas ce que je te dis !" Pour lui prouver le contraire, je lui léchai la main. Elle m'embrassa : "Oh ! que d'amour il y a en toi, petit être, ajouta-t-elle, émue. Tu feras une bonne mère, ma Fifi."
Je me souviens qu'après cet échange de tendresses, nous avons collé, toutes deux, le nez à la vitre et regardé le grand jardin qui s'étendait devant nous. Les pelouses soigneusement tondues avaient l'air d'un tapis semé de zones d'ombre. Elles étaient bordées de peupliers imposants. Une allée sablée s'en allait rejoindre la grille au-delà de laquelle on entendait la rumeur de la ville, le passage incessant des voitures. Mon ami le Pommier se dressait, solitaire, au bord de la pièce d'eau, où des nuages gris se reflétaient. Autour, quelques touffes de roseaux me firent penser aux cheveux du vieux curé qui venait de temps en temps voir ‘le Duc’ — mari de Madame la Diplomate.
Je regardai une fois encore la pièce d'eau et songeai à ma mère qu'on y avait noyée là, après combien d'autres, sans doute. Madame Albertine semblait lire dans mes pensées : "Quoi, tu pleures, Fifi ? Mais oui, c'est bien une larme ! C'est un monde cruel, petite Fifi, très cruel pour nous tous."
Soudain, de longues choses noires et brillantes — dans lesquelles je reconnus bientôt des voitures — passèrent la grille et, décrivant une courbe élégante, s'arrêtèrent devant le perron dans un crissement de pneus. Presque au même instant, une aigre sonnerie retentit dans la chambre. Madame Albertine décrocha le récepteur du téléphone intérieur et j'entendis la voix criarde de Madame la Diplomate : "Albertine, Albertine, je vous prie de descendre immédiatement. Nous avons des visiteurs. D'ailleurs, pourquoi êtes-vous dans votre chambre à cette heure-ci ? Je ne vous paie pas pour ne rien faire !" Madame raccrocha sèchement. Albertine soupira : "Seize heures de travail par jour ! Et jamais un mot aimable ! Allons, à tout à l'heure, Fifi. Reste là et sois sage !" Elle referma la porte et j'entendis, dans le couloir, son pas fatigué. Puis le silence.
En bas, la terrasse s'était garnie de groupes d'hommes et de femmes bien vêtus et qui parlaient fort. Les hommes portaient des costumes sombres, des pantalons rayés de gris et des rubans rouges à la boutonnière ; les femmes avaient des robes fleuries, des chapeaux légers et des colliers de perles. Au milieu d'eux, Madame la Diplomate rayonnait, faisait des grâces et serrait des mains. Des domestiques en livrée apportèrent des petites tables toutes dressées, comme dans les contes de fées. Ils y disposèrent des plats d'argent garnis de fines nourritures, et des flacons de cristal taillé. J'étais béate d'admiration devant tant de bonnes choses, lorsque tout à coup je fus prise d'inquiétude. J'avais oublié le premier conseil que ma mère m'eût donné : "Examine TOUJOURS une pièce inconnue, Fifi. Étudie tout à fond. Vérifie toutes les voies d'évasion. Méfie-toi de l'inhabituel, de l'inattendu. Jamais, JAMAIS, ne prends de repos avant de connaître la pièce !"
Un peu honteuse de ne pas y avoir pensé plus tôt, je décidai de faire le tour de la chambre, en commençant par le mur de gauche. Me laissant tomber sur le plancher, je regardai sous le siège près de la fenêtre, flairant pour trouver quoi que ce soit d'inhabituel, cherchant à connaître la disposition du lieu, ses dangers et ses avantages. Le papier peint était fleuri et fané ; de grandes fleurs jaunes sur un fond pourpre. De hautes chaises, d'une propreté irréprochable, mais avec le velours rouge des sièges fané. Le dessous des chaises et des tables étaient propres et exempts de toiles d'araignée. Les chats, vous savez, voient le DESSOUS des choses, non pas le sommet, et les humains seraient incapables de reconnaître les choses de notre point de vue.
Je m'arrêtai d'abord devant un gros meuble d'acajou, moitié commode, moitié table de toilette ornée d'une cuvette et d'un pot à eau de porcelaine bleue. Je prends mon élan, j'atterris sur la planchette de marbre gris et me voilà trempant ma petite figure dans l'eau du pot. Qu'elle est fraîche et bonne ! Levant la tête, j'aperçois devant moi un chat siamois qui me regarde fixement. Je ne m'attendais pas à trouver ici une petite personne de ma race. L'ai-je dérangé ? Madame Albertine doit l'avoir invité, lui aussi. Je serai discrète et vais juste lui faire ‘bonjour’ de la tête. Le petit chat a eu, en même temps que moi, l'idée de saluer. Je m'approche. Il s'approche de moi. Nous nous arrêtons l'un devant l'autre, stoppés dans notre élan par une espèce de vitre.
C'est extraordinaire ! Comme je suis très curieuse, je m'aventure derrière cette vitre. Il n'y a personne. Pas le moindre chat siamois. Il m'a fallu plusieurs jours pour apprendre ce que c'est qu'un miroir. Celui de la table de toilette de Madame Albertine était, évidemment, le premier que je voyais, puisque Madame la Diplomate ne permettait pas aux chats d'entrer dans la maison (sauf lorsqu'elle voulait nous présenter à ses invités par gloriole — mais jusque-là cette honte m'avait été épargnée).
"Tant pis pour ce qui arrivera, je vais continuer mon exploration", me dis-je à moi-même. De l'autre côté de la chambre, j'avais vu une sorte de construction bizarre, avec des boules dorées aux quatre coins. Entre les quatre boules brillantes, s'étalait un grand espace couvert d'une étoffe. Je saute tout droit au beau milieu de l'étoffe. Horreur ! L'étoffe est vivante et m'envoie presque jusqu'au plafond, avec un grand bruit musical. Je retombe et, sans demander mon reste, je saute d'un bond sur le tapis. Il est rouge et bleu, avec des tas de dessins compliqués. Un peu usé, mais bien propre. Tout à fait ce qu'il faut pour se faire les griffes. Je m'étire à mon aise et cela m'aide à reprendre mes esprits.
Mais oui, bien sûr, vous l'avez deviné, cette construction métallique, c'était un lit. Le mien, jusqu'à présent, n'était guère qu'une litière de vieux journaux jetés sur le ciment d'un triste hangar. Madame Albertine, elle, avait jeté une vieille étoffe sur une drôle de carcasse en fer. Ronronnant du plaisir d'avoir élucidé toute seule le mystère, je m'avance sous le monument pour l'examiner de près. Une vraie cathédrale, dont les ogives sont des ressorts immenses. Je peux discerner l'endroit où le corps pesant de Madame Albertine a l'habitude de reposer : les ressorts sont tout affaissés. Tout à fait rassurée à présent, je remonte sur le lit en m'agrippant à l'étoffe qui le recouvre. J'enfonce mes griffes dans quelque chose de mou. Et voici qu'un vrai nuage de PLUMES s'échappe de la déchirure. Des plumes ! des plumes ! partout des plumes ! Elles voltigent dans la chambre et se posent sur le sol, sur les meubles. Horrible ! Horrible ! Madame Albertine doit garder des OISEAUX MORTS dans son lit et les manger la nuit. Pas étonnant qu'elle soit si grosse ! Encore quelques petits reniflements de droite et de gauche et sont épuisées toutes les possibilités du lit.
Toujours pleine de curiosité, à la découverte de l'insolite, j'aperçois une porte entrouverte. Trois petits sauts et me voici, prudemment ramassée sur moi-même, près du chambranle de la porte. J'aperçois des choses étranges. Par terre, c'est tout brillant. Il y a des dessins noirs et blancs. Contre un mur, une auge (je savais ce que c'était, j'en avais vu dans l'écurie), contre un autre mur, la plus grande tasse de porcelaine que j'aie jamais imaginée. Elle est posée sur une plate-forme et recouverte d'un couvercle. Mes yeux s'arrondissent et je me gratte l'oreille droite avec perplexité. Qui donc est assez grand pour boire dans une tasse pareille ? À cet instant, j'entends le pas de Madame Albertine montant péniblement l'escalier qui craque sous son poids. Sans prendre le temps de m'assurer si mes moustaches sont bien lissées, je me précipite pour l'accueillir. Mes miaulements joyeux l'attendrissent et elle dit : "Ma petite Fifi, j'ai ramassé pour toi ce qui restait de meilleur dans les assiettes : la crème, les cuisses de grenouilles. Tu vas te régaler. Tous ces gros porcs sont en train de s'empiffrer. POUAH ! Ils me rendent malade !" Elle place les assiettes — de VRAIES assiettes — devant moi. Mais, avant de manger, je tiens à lui montrer combien je l'aime. Je ronronne tendrement et vais me nicher dans son ample giron.
Cette nuit-là, j'ai dormi au pied du lit de Madame Albertine, bien au chaud sous son édredon. Jamais je ne m'étais sentie aussi heureuse depuis le jour où l'on m'avait arrachée ma mère. Mon éducation se fit, ensuite, avec une remarquable rapidité. J'appris à quoi servait ce que j'avais cru être une auge et une tasse de porcelaine géante. Aujourd'hui encore, quand j'y pense, je rougis d'avoir été aussi ignorante. Au matin, Madame Albertine s'est habillée et elle est descendue. J'ai entendu beaucoup de bruits, des voix fortes. De la fenêtre, j'ai vu Gaston, le chauffeur. Il astiquait la grosse Renault. Ensuite il a disparu et il est revenu cinq minutes après, vêtu de sa plus belle livrée. Il a rangé la voiture devant la grande entrée et les autres domestiques sont arrivés avec des valises et des sacs qu'ils ont chargés dans la malle arrière. ‘Monsieur le Duc’ et Madame la Diplomate sont entrés à leur tour dans la Renault, qui a démarré. À peine étaient-ils partis qu'un grand ‘Hourra !’ a retenti. Il était poussé par tous les domestiques, bien contents d'être débarrassés de leurs maîtres (entre eux, ils les appelaient ‘les singes’).
Madame Albertine est remontée dans sa chambre. Toute rouge de joie et du vin qu'elle avait bu pour fêter le départ des maîtres. "Ils sont partis", ma petite Fifi, me cria-t-elle dans l'oreille, comme si j'étais sourde. "Ils sont PARTIS ! Pour toute une semaine ! À bas la tyrannie ! On va enfin s'amuser !" Elle me prit dans ses bras et me descendit à l'office, où la fête battait son plein. Pendant toute la semaine, toute la maisonnée ronronna. Le dernier jour, on fit le ménage à fond pour le retour des ‘singes’. Le maître, nous ne le craignions pas du tout. En général, il arpentait la maison en tripotant sa Légion d'honneur, comme s'il avait peur qu'elle ne le quittât. Il pensait plutôt au Service de l'État qu'à celui de sa maison. Madame la Diplomate, elle, nous terrifiait. C'était vraiment une mégère et ce fut comme un sursis de la guillotine quand nous avons appris, le samedi, qu'ils seraient absents pour une autre semaine ou deux, car ils allaient rencontrer ‘Les Meilleures Gens’.
Le temps passait vite. Le matin, j'aidais les jardiniers en sortant de terre quelques plantes pour voir si les racines prenaient bien. L'après-midi, je me nichais confortablement sur une branche du vieux Pommier en rêvant à des pays chauds et à des temples séculaires où des prêtres drapés de safran officiaient dans le silence. Le bruit des moteurs d'avion de l'Armée de l'Air française qui passaient dans le ciel au-dessus de moi me réveillait brutalement.
Je commençais à être lourde. Mes chatons bougeaient à l'intérieur de mon petit ventre. Je me déplaçais péniblement. J'avais pris l'habitude de me rendre à la laiterie. Je regardais la laitière verser le lait dans une machine qui tournait et d'où s'échappaient deux filets, l'un de lait blanc bleuté, l'autre de crème jaune. Je m'installais sur une planche basse pour ne pas gêner la laitière. Elle me faisait la conversation.
Un soir qu'elle me raconte ses amours et que je l'assure en ronronnant qu'elle mettrait bientôt un voile de mariée, nous entendons soudain un cri suraigu, et voici que Madame la Diplomate fait irruption dans la laiterie, comme un ouragan, et se met à hurler : "Je vous avais pourtant défendu de laisser entrer des chats ici ! Vous allez tous nous EMPOISONNER !" Et, saisissant la première chose qui lui tombe sous la main, un décalitre de fer battu, elle le lance sur moi de toutes ses forces — le coup m'atteint au flanc et m'envoie dinguer dans la baratte.
J'avais tellement mal que c'est à peine si je pouvais ramer de mes petites pattes pour me maintenir à la surface du lait. J'avais l'impression de me vider de tout mon sang. Les dalles de la laiterie résonnèrent et Madame Albertine apparut. Vite, elle renversa la baratte avec le lait mêlé de sang qu'elle contenait et, me protégeant de ses mains : "Appelez le vétérinaire", ordonna-t-elle. Je m'évanouis.
Quand je me réveillai, j'étais dans la chambre de Madame Albertine, au fond d'une petite caisse bien douillette. J'avais trois côtes cassées et mes chatons étaient morts. Je fus très malade durant plusieurs semaines. Monsieur le Vétérinaire venait souvent me voir et je sus qu'il avait dit des choses très dures à Madame la Diplomate. Il avait même parlé de cruauté, de cruauté gratuite. Et il avait ajouté que son attitude serait sévèrement jugée par tout le monde, d'autant plus que les domestiques l'avaient assuré, lui, le vétérinaire, que j'étais une brave petite chatte, très propre et TRÈS honnête.
Madame Albertine m'humectait les babines avec de l'eau, car la seule idée du lait me levait le cœur. Jour après jour, elle essayait de me persuader de me nourrir. Monsieur le Vétérinaire avait dit : "Il n'y a plus aucun espoir. Elle ne peut pas tenir un jour de plus sans nourriture." J'avais sombré dans le coma. Il me semblait, de très loin, entendre un bruissement de feuilles, un craquement de branches et la voix du vieux Pommier qui susurrait : "Petite Chatte, ce n'est pas encore la fin. Te souviens-tu de ce que je t'ai dit, Petite Chatte ?" Des bruits étranges bourdonnèrent dans ma tête. Je vis une intense lumière jaune, des images merveilleuses et je sentis les plaisirs du Paradis. Et les arbres, tous ensemble, murmuraient : "Ce n'est pas la fin. Il faut Vivre. Manger et Vivre. Ta vie sur Terre a un sens. Tu termineras tes jours dans la joie et tu vivras très vieille, Petite Chatte. Ce n'est pas la fin."
Je soulevai mes paupières fatiguées et redressai un peu la tête. Madame Albertine, dont les grosses joues étaient sillonnées de larmes, était agenouillée devant moi et me présentait des miettes de poulet. Monsieur le Vétérinaire, debout devant la table, remplissait une seringue. Je trouvai la force de prendre une des miettes de poulet entre mes babines et de l'avaler. "Un miracle ! Un miracle !" s'écria Madame Albertine.
Monsieur le Vétérinaire, bouche bée, se retourna, posa la seringue sur la table et s'approcha. "C'est, comme vous dites, un miracle, dit-il. J'allais lui administrer le coup de grâce pour l'empêcher de souffrir plus longtemps !" Comme je retombais dans le sommeil, après mon effort, je l'entendis prononcer ces mots : "Elle guérira."
Pendant huit grands jours, je fus encore dans un triste état. Je ne pouvais respirer à fond ni faire plus de quelques pas. Madame Albertine avait rapproché de moi ma petite cuvette de cendres pour que je ne perde pas mes bonnes habitudes. Environ une semaine plus tard, Madame Albertine put me descendre. Madame la Diplomate se tenait à l'entrée d'une chambre, l'air désapprobateur. "Il faut l'installer dans la remise, Albertine", dit-elle. "Je ferai remarquer à Madame que Fifi est encore loin d'être guérie et que si elle est mal- traitée, nous serons plusieurs à quitter le service de Madame."
Muette et hautaine, Mme la Diplomate tourna les talons et rentra dans la chambre. Dans les cuisines, ‘au-dessous de l'escalier’, certaines des femmes les plus âgées vinrent me parler et me dirent qu'elles étaient bien contentes de me voir prendre du mieux. Madame Albertine me déposa gentiment sur le plancher pour que je puisse me déplacer et lire ainsi toutes les nouvelles des choses et des gens. Je me fatiguai rapidement, car j'étais encore loin de bien me porter ; j'allai trouver Madame Albertine, levai les yeux vers elle et lui dis que je voulais aller au lit. Elle me prit dans ses bras et me porta de nouveau à l'étage de la maison. J'étais tellement fatiguée que je m'endormis profondément avant même qu'elle me mit dans mon lit.
Il est facile d'être sage après coup. Écrire un livre ranime les souvenirs. Au cours des années difficiles, j'ai souvent pensé à ce que m'avait dit le vieux Pommier : "Petite Chatte, ce n'est pas la fin. Tu as ta raison d'être." Je croyais à l'époque que ces paroles étaient seulement destinées à me réconforter. Je sais maintenant qu'elles disaient vrai. Au soir de ma vie, je suis enfin heureuse ; si je m'absente, ne fût-ce qu'un instant, j'entends des voix inquiètes : "Où est Fifi ?" et je sais que je suis aimée pour moi-même et non parce que je suis décorative. Dans ma jeunesse, c'était bien différent, je n'étais guère qu'un objet d'étagère, un sujet de conversation pour gens du monde. Les Américains diraient un ‘gimmick’.
Madame la Diplomate avait deux obsessions : elle voulait à toute force s'élever dans la hiérarchie sociale. Je faisais partie de son arsenal de séduction. Cela me stupéfiait, car je savais qu'au fond, elle détestait les chats. Je n'avais le droit d'entrer dans la maison que s'il y avait des invités. Le souvenir de ma première ‘présentation’ est encore tout vif dans mon esprit.
Cela se passait au jardin, un jour fort ensoleillé. J'étais en train d'étudier les fleurs, d'observer les abeilles qui transportaient du pollen sur leurs pattes, et je m'étais approchée du pied d'un peuplier : le chien d'un voisin s'y était arrêté récemment et y avait laissé un message que je voulais déchiffrer. J'étais tout absorbée dans la lecture de ce message et je ne me rendais même plus compte de ce qui se passait autour de moi, quand, tout à coup, des mains rugueuses me saisirent et me tirèrent de la contemplation du message canin. Je crachai, griffai, me dégageai et grimpai à toute vitesse sur l'arbre. Ma mère m'avait toujours dit : "Il vaut mieux courir inutilement que de s'arrêter et ne plus jamais pouvoir courir de nouveau."
Je regardai et je vis Pierre, le jardinier, qui se tenait le bout du nez. Un petit filet de sang filtrait à travers ses doigts. Me regardant d'un air haineux, il se baissa, ramassa un caillou et le lança de toutes ses forces. J'étais cachée derrière le tronc, mais la pierre frappa l'arbre tellement fort que la vibration me fit presque tomber. Pierre se baissa une seconde fois pour ramasser un autre caillou lorsque les buissons s'écartèrent et Madame Albertine apparut, avançant silencieusement sur la mousse, comprenant d'un coup d'œil ce qui était en train de se passer. Elle lança son pied en avant et Pierre s'effondra sur le sol. Elle le saisit par le collet et le remit sur pied. Elle le secoua, le secoua, puis, l'envoyant balader — il faut dire que Pierre ne pesait pas très lourd — elle s'écria : "Touchez encore à cette chatte, et je vous TUE ! Madame la Diplomate vous a envoyé la chercher, elle ne vous a pas dit de lui faire du mal, espèce de cochon !"
"Le chat a bondi de mes mains et je suis tombé contre l'arbre en me blessant le nez, grommela Pierre. Je me suis mis en colère à cause de la douleur." Madame Albertine haussa les épaules et se tourna vers moi. "Fifi, Fifi, viens à ta Mama", appela-t-elle. "J'arrive", criai-je tout en mettant mes pattes autour du tronc d'arbre et me laissant glisser à reculons.
"Pour le moment, il te faudra te comporter de ton mieux, Petite Fifi, déclara Madame Albertine. La Maîtresse veut te montrer à ses visiteurs." Le terme ‘Maîtresse’ m'a toujours amusée. Comment Madame la Diplomate pouvait-elle être La Maîtresse, puisque Monsieur le Duc avait une Maîtresse à Paris ? Toutefois, pensai-je, s'ils veulent tout aussi bien l'appeler ‘Maîtresse’, c'est leur affaire ! Ces gens sont tellement étranges et irrationnels.
Nous traversons ensemble la pelouse, Madame Albertine me tenant dans ses bras afin que mes pattes restent propres pour les visiteurs. Nous montons les marches du perron. J'aperçois un mulot qui se cache bien vite et nous arrivons sur la terrasse. Par les portes-fenêtres du salon, je vois une foule de gens élégants, les uns assis, les autres debout et pépiant comme des oiseaux dans une volière. Madame la Diplomate saute sur ses pieds et m'enlève à Madame Albertine. "Oh ! ma Fifi, mon adorable !" s'exclame-t-elle, sur le mode suraigu. Les belles dames se lèvent et nous entourent avec des cris admiratifs. Les chats siamois étaient encore une rareté en France à cette époque. Mon museau noir, mon corps blanc qui se terminait par une queue noire, semblaient intriguer tout le monde. "Elle est de pure race, dit Madame la Diplomate. Un pedigree véritablement royal, elle vaut une fortune. Et si affectueuse ! Elle dort sur mon couvre-pieds."
Madame Albertine était aussi abasourdie que moi des mensonges éhontés proférés par sa patronne. "Oh, Renée, dit une dame, vous devriez l'emmener en Amérique avec vous. Les femmes américaines feront beaucoup pour la carrière de votre mari si vous leur plaisez, et cette petite chatte ajoutera encore à votre prestige." Madame la Diplomate prit un air si pincé que sa bouche disparaissait presque complètement. "L'emmener ? mais c'est impossible ! Elle risque de nous créer des ennuis pendant le voyage en avion." "Mais voyons, Renée, pas du tout, répliqua l'amie. Je connais un vétérinaire qui lui donnera une pilule qui l'endormira pour tout le voyage. Vous n'aurez qu'à la mettre dans la valise diplomatique."
Je dus rester au salon pendant un long moment pour laisser admirer l'élégance de ma silhouette, la longueur de mes pattes et la noirceur de ma queue. "Je croyais que les chats siamois avaient une queue enroulée", dit quelqu'un. "Oh non ! affirma Madame la Diplomate. Les siamois à queue enroulée ne sont plus à la mode. Plus la queue est droite, plus le chat a de valeur. Nous allons bientôt marier cette petite princesse pour qu'elle nous donne de jolis chatons !" Enfin, Madame Albertine eut le droit de m'emmener. "Pouah ! s'écria-t-elle, je préfère franchement la compagnie des chats à celle de toutes ces perruches." Je regardais derrière moi, m'attendant à voir voler les oiseaux dans la pièce, mais je ne vis rien.
Le soir tombait, une pluie légère frappait les fenêtres lorsque l'interphone de la chambre de Madame Albertine se mit à sonner avec rage. Madame Albertine décrocha le récepteur. C'était Madame la Diplomate :
"Albertine, avez-vous la chatte dans votre chambre ?
"Oui, Madame, elle est encore fatiguée."
"Je vous ai dit, Albertine, que je ne veux pas qu'elle entre dans la maison à moins qu'il n'y ait des visites. Mettez-la dans la remise tout de suite !"
En soupirant, Madame Albertine passa une veste de grosse laine tricotée, enfila péniblement un imperméable et se noua une écharpe sous le menton. Elle m'entoura d'un châle et me descendit. Elle s'arrêta à l'office pour y prendre une lampe électrique et ouvrit la porte. Une rafale de vent nous fit reculer. Des nuages noirs couraient dans le ciel nocturne. Du haut d'un peuplier, une chouette hululait tristement, car notre présence avait fait fuir la souris dont elle espérait faire son repas. Des branches alourdies de pluie nous balayaient et nous arrosaient. Le sentier était glissant et traître. Madame Albertine luttait contre le vent et cherchait son chemin à la faible lueur de la torche, marmonnant des imprécations contre Madame la Diplomate.
La remise s'étend devant nous, tache noire dans l'obscurité. Madame Albertine pousse la porte et entre, entraînant dans ses jupes un pot de fleurs qui s'écrase sur le sol. Malgré moi, ma queue se hérisse de frayeur et une crête rigide se forme le long de ma colonne vertébrale. Madame Albertine balaye la remise d'un faisceau lumineux et se dirige vers une pile de vieux journaux, ma litière. "Je voudrais voir Cette Femme enfermée dans un pareil endroit, murmure-t-elle pour elle-même. Ça éliminerait du coup quelques-uns de ses grands airs." Me déposant doucement, elle s'assure que j'ai de l'eau à boire — je ne bois jamais plus de lait maintenant, seulement de l'eau — pose quelques cuisses de grenouilles à côté de moi et, après m'avoir caressée une dernière fois, elle se retire et ferme la porte. J'entends ses pas s'éloigner. Il n'y a plus désormais que le bruit du vent et de la pluie qui rebondit sur le toit de tôle.
Je détestais cette remise. On m'y oubliait parfois complètement et j'y restais sans rien à manger ni à boire pendant deux ou trois jours. Inutile de miauler, car la remise était très éloignée de la maison et cachée dans un bouquet d'arbres ; il ne me restait plus qu'à espérer que quelqu'un se rappellerait mon existence et viendrait à mon secours.
À présent, je suis traitée comme une personne. Je ne connais plus la famine, j'ai toujours à boire et à manger, et je couche dans une chambre, dans une très belle petite corbeille. Quand je songe à ma vie passée, j'ai l'impression d'avoir traversé un long tunnel et d'en être enfin sortie vers la chaleur et l'amour. Jadis, je devais me garer des pieds des personnes. Maintenant, ce sont les personnes qui font attention à moi. Quand on change un meuble de place, on me prévient parce que je suis vieille et aveugle. Comme dit le Lama, je suis une vieille grand-mère bien-aimée qui connaît enfin la paix et le bonheur. Tenez, par exemple, alors que je dicte ces lignes, je suis assise dans une chaise confortable et je me chauffe aux rayons du soleil.
Mais chaque chose en son temps. Revenons aux Jours de Ténèbres. D'étranges mouvements se manifestaient en moi. Tout doucement, je me mis à chanter une chanson. Je fouillais le sol tout autour de moi en cherchant QUELQUE CHOSE. Mais quoi ? Mes désirs étaient vagues et pourtant urgents. Assise à côté d'une fenêtre ouverte, mais sans oser entrer, j'entendis Madame la Diplomate qui téléphonait. Elle disait : "Oui, je crois que le moment est venu, je vais vous l'envoyer immédiatement. Oui, je désire vendre les chatons aussi vite que possible."
Peu après, Gaston vint à moi et m'enferma dans une boîte de bois dont il referma soigneusement le couvercle. On étouffait là-dedans. Mais l'odeur de la boîte était TRÈS intéressante. On devait y avoir mis de la viande crue et de la salade. Du coup, je ne remarquai pas que Gaston m'avait emmenée au garage. Pendant quelque temps, la boîte resta posée sur le sol de ciment. L'odeur de l'huile et de l'essence me faisait mal au cœur. Enfin, Gaston retourna au garage. Je l'entendis ouvrir les portes et mettre en route la vieille Citroën, celle qu'on prenait pour faire le marché. Il jeta brutalement ma boîte dans le coffre et nous partîmes. Le voyage fut horrible. Gaston prenait les tournants si vite que ma boîte sautait. L'obscurité était totale et les vapeurs d'essence me faisaient tousser. Je crus que ce martyre ne finirait jamais. Soudain, les pneus grincèrent et la voiture s'arrêta si brusquement que la boîte se retourna. Je me heurtai le nez contre la paroi et me mis à saigner.
J'entendis des voix. On ouvrit le coffre. Il y eut un moment de silence. Une voix étrangère dit : "Regardez, il y a du sang." On souleva la boîte et je sentis qu'on montait quelques marches. Je devais être à l'intérieur d'une maison. Une porte se ferma. On posa la boîte sur ce qui devait être une table. Des mains nerveuses soulevèrent le couvercle. "Mon Dieu !" dit une voix féminine. On me sortit de la boîte. Je me sentais atrocement malade, tout étourdie par les vapeurs d'essence, abrutie par le voyage et saignant toujours de mon nez tuméfié. Gaston était livide. "Je vais téléphoner à votre patronne", dit un homme. "Ne me faites pas perdre ma place, dit Gaston, j'ai conduit très prudemment." L'homme décrocha le récepteur pendant que la femme essuyait mon nez meurtri. "Madame, dit l'homme au téléphone, votre petite chatte est malade. Elle est sous-alimentée et elle a été très secouée par le voyage. Elle risque de mourir si vous ne la soignez pas mieux."
J'entendis la voix de Madame la Diplomate : "Que d'histoires pour un malheureux chat. Elle EST très bien soignée. Évidemment, je ne la dorlote pas. C'est contraire à mes principes. Mais je veux qu'elle ait ses petits chats !"
"Madame, répliqua l'homme, vous n'aurez ni chatte ni chatons si vous continuez à la traiter de la sorte. Vous avez une Chatte Siamoise de Pure Race de très grande valeur, de la meilleure lignée à travers toute la France. Je le sais puisque j'ai élevé sa Mère. Négliger cette chatte revient à utiliser une bague en diamant pour couper du verre."
"Je n'ai pas de conseils à recevoir, répondit Madame la Diplomate. Passez-moi mon chauffeur, je vous prie."
Silencieusement, l'homme passa le récepteur à Gaston. Pendant dix bonnes minutes, la patronne déversa sur Gaston un torrent d'injures. Finalement, on se mit d'accord. Je devais rester là où j'étais — mais où étais-je ? — jusqu'à ce que j'aille mieux. Gaston partit tout tremblant. J'étais toujours sur la table. L'homme et la femme s'occupaient de moi. Je sentis une petite piqûre et je m'endormis tout de suite.
Je fis un rêve. J'étais au Ciel et des quantités de chats m'entouraient, me demandant d'où je venais, ce que je faisais, qui étaient mes parents. Ils parlaient le plus pur dialecte franco-chatesque. Je levai péniblement la tête et j'ouvris les yeux. L'endroit où je me trouvais m'étonna tellement que ma queue se dressa. À quelques pouces (cm) de mon museau, il y avait une porte en grillage. J'étais étendue sur de la paille fraîche. Au-delà de la porte grillagée, il y avait une grande pièce où se trouvaient toutes sortes de chats et quelques petits chiens. Mes voisins, à droite et à gauche, étaient des chats siamois.
"Ah ! dans quel piteux état vous étiez quand on vous a amenée", dit l'un.
"On aurait dit que vous étiez morte", dit l'autre.
"D'où venez-vous ?" cria un persan bleu de l'autre bout de la pièce.
"Ces chattes sont exaspérantes", grogna un caniche nain de sa petite niche.
"Ouais, comme toutes les Orientales", grommela un berger allemand.
"Je vous prierai d'être poli avec ces dames", jappa un pékinois.
"Je m'appelle Chawa, dit le chat à ma droite, on m'a châtré."
"Moi, je m'appelle Song Tu, dit l'autre, je me suis battue avec un chien et je l'ai réduit en miettes."
"Moi, je m'appelle Fifi", répondis-je timidement. J'ignorais qu'il y eût d'autres chats siamois que ma défunte mère et moi.
Pendant quelque temps, tout le monde se tint tranquille. Puis un vacarme assourdissant éclata lorsqu'un homme entra, portant des pâtées. Nous parlions tous à la fois. Les chiens exigeaient d'être nourris les premiers. Les chats traitaient les chiens de cochons, d'égoïstes. Il y eut un grand bruit de plats heurtés, d'eau que l'on verse dans des bols, puis le tapage que font les chiens lorsqu'ils lapent.
L'homme s'approcha de moi et me regarda. La femme le suivait. "Elle est réveillée", dit l'homme. "Jolie petite bête, dit la femme. Il va falloir lui refaire une santé, elle ne peut pas avoir de chatons dans l'état où elle se trouve." Ils me servirent abondamment, puis s'occupèrent des autres. Je n'avais pas beaucoup d'appétit, mais songeais qu'il était mal élevé de ne pas manger et mon assiette fut bientôt vide. "Mettons-la dans l'annexe, dit la femme. Tous ces animaux la fatiguent." L'homme me prit dans ses bras et m'emporta.
"Au revoir", cria Chawa.
"Enchantée de vous connaître, hurla Song Tu. Si vous voyez les matous, rappelez-moi à leur bon souvenir."
Nous entrâmes dans une pièce ensoleillée au centre de laquelle il y avait une seule grande cage. "Vous la mettez dans la cage aux singes, Patron ?" demanda un homme que je n'avais pas encore vu. "Oui, répondit l'homme qui m'amenait. Elle a besoin d'un régime spécial, car dans l'état où elle est, elle n'aura pas de portée." Porter ? PORTER ? Qu'est-ce que j'étais censée porter ? Avaient-ils l'intention de me faire travailler ?
L'homme ouvrit la porte de la grande cage et me fit entrer. C'était très joli, mis à part l'odeur de désinfectant. Il y avait des branches d'arbre, des étagères et une élégante corbeille doublée de paille dans laquelle je pourrais dormir. Je fis prudemment le tour de la cage, car ma mère m'avait enseigné la méfiance. Une branche d'arbre avait l'air engageant et j'y fis mes griffes pour montrer que la demeure me plaisait. En grimpant sur la branche, je découvris un assez vaste horizon : une sorte de très vaste enclos tout entouré de filets et parsemé de petits arbres et de buissons.
Pendant que je regardais, un magnifique siamois mâle entra en se promenant paresseusement. Il avait une silhouette admirable, longue et fine, avec de robustes épaules et une queue du noir le plus profond. Tout en marchant, il chantait la toute dernière chanson d'amour. J'écoutais dans l'extase, mais la timidité m'empêcha de lui répondre. Mon cœur palpitait et j'éprouvais les sensations les plus étranges. Je me surpris à soupirer profondément lorsqu'il disparut. Je restais rêveuse sur ma haute branche, ma queue était agitée de mouvements saccadés et mes pattes tremblaient d'émotion au point qu'elles me soutenaient à peine. Quel matou ! Quel beau mâle ! Je l'imaginais dans un Temple, au Siam, entouré de prêtres aux robes safran. M'étais-je trompée ? J'avais eu l'impression qu'il avait jeté un regard dans ma direction et qu'il m'avait comprise. J'échafaudais déjà des projets d'avenir. Toute tremblante, je descendis de la branche, entrai dans la corbeille et m'y couchai pour réfléchir.
Cette nuit-là, je dormis mal. Le jour suivant, l'homme dit que mon voyage en voiture m'avait donné la fièvre, mais moi, je savais bien ce qui m'avait donné la fièvre. Son beau museau noir, sa longue queue fouettante avaient hanté mes rêves. Pendant plusieurs jours, je pris du repos. Un matin, on me conduisit vers une petite maison qui se trouvait dans l'enclos. Je m'aperçus qu'un filet séparait mon compartiment de celui du beau siamois. Sa chambre était nette, ordonnée, sa litière propre et je vis qu'aucune poussière ne flottait à la surface de son bol d'eau. Il n'était pas chez lui. Il devait se promener dans le jardin au milieu des plantes.
J'avais fermé les yeux et m'étais endormie lorsqu'une voix cordiale me réveilla en sursaut et je jetai un regard timide vers la cloison qui nous séparait. "Bonjour ! dit le Siamois, je suis bien heureux de faire votre connaissance." Son grand visage noir était pressé contre le filet, ses yeux bleus vifs projetant ses pensées vers moi. "On nous marie cet après-midi, dit-il, ce sera pour mon plus grand plaisir ; et pour vous ?" Me sentant toute rougissante, je cachai ma figure dans la paille. "Oh, faut pas vous inquiéter ainsi, s'exclama-t-il, nous faisons un noble travail ; nous ne sommes pas assez nombreux en France. Vous allez aimer, vous allez voir !" ajouta-t-il en riant et s'installa pour se reposer après sa promenade matinale.
À l'heure de la pâtée, l'Homme entra et se mit à rire en nous voyant assis l'un contre l'autre, séparés seulement par le filet. Le matou se leva et grogna : "Enlevez-nous cette * * * * porte !" d'un air si brutal que j'en fus tout émue. L'homme ouvrit nonchalamment la porte, la fixa par un crochet et nous laissa seuls.
Oh ! ce matou, l'ardeur de ses embrassements, les choses qu'il m'a dites ! Ensuite — nous gisions côte à côte dans une lumière dorée — une pensée me traversa comme un coup de couteau : je n'étais pas la première ! Je me levai et retournai dans mon coin. L'Homme revint, referma l'écran qui nous séparait, puis il me ramena dans la grande cage et je m'endormis profondément.
Au matin, la Femme m'emmena à l'infirmerie. Elle me plaça sur une table en me tenant solidement, pendant que l'Homme m'examinait en détail : "Il faut que je vois la Propriétaire de cette Petite, car elle a subi de mauvais traitements avant de venir ici. Tu vois — et il appuyait sur mes côtes à un endroit où c'était encore sensible — il a dû lui arriver un grave accident. Veux-tu que nous allions parler de cela à la propriétaire ?" La Femme acquiesça. L'Homme reprit : "Nous la ramènerons et en même temps nous présenterons la note." Il prit le téléphone et demanda à parler à Madame la Diplomate. D'après ce que j'entendis, tout ce qui l'inquiétait, c'était de savoir si mon retour coûterait quelques francs supplémentaires. Assurée qu'il n'en serait rien, elle accepta de payer la facture aussitôt que je serais de retour. Il fut donc décidé que je resterais jusqu'au lendemain après-midi, pour être ensuite rendue à Madame la Diplomate.
"Georges ! appela l'Homme, ramenez-la à la cage aux singes, nous la gardons jusqu'à demain." Georges, un vieil homme courbé que je n'avais encore jamais vu, s'avança en trébuchant vers moi et me souleva avec beaucoup d'égards. Me plaçant sur son épaule, il me fit traverser la Grande Salle, puis passa dans l'Autre Salle où il entra dans la Cage aux Singes et referma la porte derrière nous. Pendant un court moment il fit traîner un bout de ficelle devant moi. "Pauv' Petite, murmura-t-il pour lui-même, on voit bien que personne n'a jamais joué avec toi pendant ta courte existence !"
Seule une fois de plus, je remontai sur ma branche et regardai l'enclos où j'avais connu l'amour. Je ne ressentis plus aucune émotion. Je savais que le Matou avait une quantité de Reines et que je n'avais été que l'une d'elles. Les gens qui connaissent les chats appellent toujours les mâles ‘matous’ et les femelles ‘reines’ (traduction de l'anglais ‘Tom’ pour le mâle et ‘Queen’ pour la femelle — NdT). Cela n'a rien à voir avec le pedigree ; ce n'est qu'un simple terme générique.
Un peu plus loin, une branche se pliait, comme chargée d'un poids considérable. C'était le matou qui se laissait tomber de l'arbre sur le sol. Escaladant de nouveau le tronc, il recommença plusieurs fois. Sa gymnastique du matin, sans doute. Pour m'occuper, j'aiguisai mes griffes jusqu'à ce qu'elles brillent comme les perles du collier de Madame la Diplomate. Puis je bâillai et m'endormis. Je fus réveillée par une voix douce et maternelle, et j'aperçus une vieille reine noire qui avait l'air pleine d'expérience. Elle était plutôt dodue et elle était assise sur le rebord de la fenêtre, se lavant les oreilles. J'eus tout de suite envie de lui parler.
"Ah ! tu es réveillée, dit-elle. J'espère que tu te plais ici. C'est une des meilleures maisons de France. Es-tu satisfaite de la nourriture ?
"Oui, merci. Êtes-vous la Propriétaire ?"
"Non. Beaucoup de personnes le croient. En fait, c'est moi qui suis chargée d'éduquer les Nouveaux Matous. C'est un travail très important et très fatigant."
"Comment vous appelez-vous ?" demandai-je.
"Boule de Beurre. J'étais jadis très rondelette et mon pelage luisait comme du beurre. À présent, j'ai de nombreuses occupations, en dehors de CELLE que je viens de t'indiquer. Je surveille les garde-manger pour empêcher les souris d'y venir." Elle se tut un instant et reprit : "As-tu goûté notre viande de cheval crue ? Il faut ABSOLUMENT que tu en manges avant de nous quitter. C'est tout simplement délicieux. D'ailleurs, je crois que nous en aurons pour dîner. J'ai vu Georges — c'est notre assistant, tu sais — en couper, il y a quelques instants à la cuisine." Elle se tut encore une fois, puis ajouta d'un air satisfait : "Oui, je suis SÛRE que nous aurons de la viande de cheval pour dîner." Encore un silence, quelques coups de langue sur sa fourrure et Madame Boule de Beurre dit : "Il faut que je m'en aille. Je vais voir à ce qu'on te serve largement — je crois sentir Georges qui apporte le dîner maintenant !" Elle sauta par la fenêtre. Dans la Grande Salle derrière moi je pouvais entendre des cris et des hurlements. "De la VIANDE de CHEVAL !" "Ma portion d'abord !" "Je meurs de faim — vite, Georges !" Mais Georges n'écoutait pas. Il se dirigea tout droit vers moi, et c'est MOI qu'il servit la première. "Les autres peuvent attendre, dit-il. Tu es la plus tranquille de tous." Je ronronnai pour lui montrer que j'appréciais l'honneur qu'il me faisait. Il plaça devant moi une grande quantité de viande. Elle sentait bon. J'avais faim. Quel festin !
Un peu plus tard, j'aperçus à la fenêtre un visage noir aux yeux brillants. "Fameux, hein ? dit Madame Boule de Beurre. Eh bien ! ma petite, demain matin, au petit déjeuner, c'est du POISSON que nous aurons. Et pas n'importe lequel. Des filets de limande !" Et elle se lécha les babines, puis s'en alla après m'avoir souhaité une bonne nuit. Du poisson ? J'étais vraiment trop pleine pour penser à la nourriture maintenant ! Tout ceci me changeait tellement de ce qu'on me donnait à la maison ; là-bas on me donnait les débris que les gens avaient laissés, mélangés de sauces bizarres qui me brûlaient souvent la langue. Ici les rats vivaient dans le vrai style français.
Le soleil se couchait. La lumière faiblissait. Les oiseaux rentraient à leurs nids. Les vieux corbeaux retrouvaient leurs amis et discutaient avec eux des événements du jour. L'obscurité se faisait plus épaisse et des chauves-souris arrivaient en voletant. Leurs ailes de cuir craquaient. Elles traçaient dans l'air des cercles, à la poursuite des insectes nocturnes. Au-dessus des grands peupliers, une lune orange se montrait. Elle avait l'air d'hésiter à s'introduire dans les ténèbres. Avec un soupir de contentement, je montai paresseusement dans ma boîte et m'endormis.
Je rêvai et tous mes désirs remontèrent à la surface. Je rêvai que quelqu'un me voulait juste pour moi-même, juste pour ma compagnie. Mon cœur était plein d'amour, d'amour qui devait être refoulé parce que personne chez moi ne connaissait les désirs et les aspirations d'une petite fille chat. Maintenant, une vieille femme chat, je suis entourée d'amour et je me donne totalement en retour. Nous connaissons les privations, maintenant, et la pénurie, mais pour moi ceci est LA vie parfaite, où je fais un avec la famille et suis aimée comme une vraie personne.
La nuit passa. J'étais nerveuse et mal à l'aise à la pensée de rentrer à la maison. Comment les choses se passeraient-elles ? Aurais-je enfin une litière de paille au lieu d'une pile de vieux journaux humides ? Le jour se leva. Un chien aboya tristement dans la Grande Salle. "Je veux sortir, je veux sortir", répétait-il. Tout près de là, une mésange se plaignait à son compagnon qu'il ne lui apportait pas assez vite le vermisseau du matin. Au loin, on entendait la cloche d'une église qui appelait les personnes à je ne sais quel office. Une voix féminine disait : "Après la Messe, je dois aller en ville, veux-tu m'y conduire ?" Je n'entendis pas la réponse de l'homme. Un bruit de seau qu'on heurte me rappela que l'heure du petit déjeuner était arrivée. Dans son enclos, le Beau Matou chantait les louanges du jour nouveau.
La femme arriva avec mon repas : "Salut, la petite, me dit-elle. Bon appétit. Tu rentres chez toi cet après-midi." Elle portait du joli linge à dentelle et semblait de très bonne humeur. Je ris quelquefois sous cape en pensant à la façon dont nous, les chats, voyons les personnes. Il m'arrive de savoir dans quelles dispositions d'esprit se trouve une femme rien qu'en voyant par en dessous le linge qu'elle porte. Notre point de vue est différent.
Le poisson était très bon, mais recouvert d'une sorte de farine ou d'une chapelure que je dus gratter.
"C'est bon, hein ?" dit une voix de la fenêtre.
"Bonjour, Madame Boule de Beurre. Oui, c'est très bon, mais de quoi est-il recouvert ?"
"Oh ! répondit-elle en riant de bon cœur, tu dois venir de la campagne. Le matin, ici, nous avons TOUJOURS — mais TOUJOURS — des céréales qui nous procurent nos vitamines."
"Alors pourquoi ne m'en a-t-on pas donné avant ?"
"Parce que tu étais au régime et qu'on t'a donné les vitamines sous forme de gouttes."
Madame Boule de Beurre soupira : "Je dois partir maintenant, il y a toujours tant à faire et si peu de temps. Je vais essayer de te voir avant ton départ." Avant que j'aie pu répondre elle avait sauté de la fenêtre et je pouvais l'entendre fourrager dans les buissons.
J'entendais au loin un babillage confus. Les chiens et les chats bavardaient dans la Grande Salle. Le berger allemand disait : "Alors, che lui ai tit : che ne feux pas qu'on fasse pipi sur MON réferpère !" Tong Fa, un chat siamois qui était arrivé tard dans la soirée, parlait à Chawa : "Pouvez-vous me dire, Madame, si on a le droit de faire un tour dans la maison ?" Toutes ces paroles me faisaient tourner la tête et je me rendormis.
"On la met dans une corbeille ?" Je me réveille en sursaut. L'Homme et la Femme étaient tout près de moi. "Non, inutile de prendre une corbeille. Je la prendrai sur mes genoux." Ils s'approchèrent de la fenêtre, tout en continuant à parler. "C'est désolant d'avoir à faire une piqûre à Tong Fa, dit la Femme. Est-ce qu'on ne peut pas l'éviter ?" L'Homme se gratta le menton, l'air pensif : "Que POUVONS-nous faire ? Ce chat est vieux et presque aveugle. Son Maître n'a pas le temps de s'en occuper. Que POUVONS-nous faire ?" Il y eut un long silence. "Je n'aime pas ça, dit la Femme. C'est de l'assassinat." L'Homme ne dit rien et je me fis aussi petite que possible dans un coin de la cage. Vieux et aveugle ? Était-ce une raison pour vous condamner à mort ? Ne tenait-on aucun compte de tant d'années de dévouement et d'amour pour tuer ainsi les Vieux qui ne peuvent plus se suffire à eux-mêmes ? Ensemble, l'Homme et la Femme entrèrent dans la Grande Salle et, doucement, sortirent le vieux Tong Fa de sa cage.
La matinée se traînait. J'avais de sombres pensées. Que m'adviendrait-il quand je serais vieille ? Le Pommier m'avait dit que je connaîtrais le bonheur. Mais quand on est jeune et sans expérience, l'attente paraît ne devoir jamais finir. Le vieux Georges entra. "Voici un peu de viande de cheval, petite chatte. Mange-la car tu rentres bientôt chez toi." Je ronronnai et me frottai contre lui et il se pencha pour me caresser la tête. J'avais à peine eu le temps de faire ma toilette que la Femme vint me chercher. "On s'en va, Fifi, s'exclama-t-elle. En route pour chez Madame la Diplomate, (cette vieille sorcière)." Près de la porte, Madame Boule de Beurre attendait.
"Au revoir, Fifi, cria-t-elle. À bientôt."
"Au revoir, Madame Boule de Beurre. Merci pour votre hospitalité."
L'Homme attendait la Femme à côté d'une grosse vieille bagnole. Elle entra, s'assura de ce que les fenêtres étaient presque fermées. L'Homme démarra et nous primes la route.
La voiture bourdonnait sur la route. De hauts peupliers se dressaient orgueilleusement sur les côtés. Il y avait des brèches dans leurs rangs, trace des ravages d'une grande guerre dont je ne savais que ce que les personnes en disaient. Nous poursuivions notre route rapidement et je me demandais comment fonctionnaient ces machines, comment elles faisaient pour rouler si vite et si longtemps ? Pensée vagabonde, en marge, puisque mon attention était presque entièrement occupée par le pays que nous traversions.
Pendant les premiers milles (km), j'étais restée assise sur les genoux de la Femme. Ensuite, la curiosité me poussant, je parvins à me glisser, à tâtons, jusqu'à la plage arrière d'où, étalée sur une litière de cartes Michelin, je contemplai la route se dérouler derrière moi. La Femme en profita pour se rapprocher de l'Homme. Ils se murmuraient l'un l'autre de douces paroles et je me demandai si elle n'attendait pas, elle aussi, des bébés.
"Nous devons être presque arrivés", dit l'Homme au bout d'un certain temps. "Oui, répondit la Femme, c'est la grande propriété qui se trouve là-bas, passé l'église." Nous roulions plus lentement. L'auto s'engagea enfin dans l'avenue et s'arrêta devant la grille fermée. Un discret coup de klaxon — le gardien sortit de son pavillon et s'avança. Il me reconnut et, sans poser la moindre question, ouvrit tout grand le portail. Je ne fus pas peu fière de cette souveraineté qui m'ouvrait ainsi le domaine et répondis d'un petit signe de tête au salut du gardien. Je me rendis compte, du même coup, du confinement dans lequel on m'avait tenue jusque-là : c'était la première fois que je voyais le pavillon du gardien.
Madame la Diplomate se trouvait près d'une pelouse et parlait à l'un des aides-jardiniers. Elle se retourna à notre approche et vint vers nous. L'Homme sortit de la voiture. "Nous vous ramenons votre petite chatte, Madame, dit-il poliment, et voici le pedigree timbré et certifié du ‘donneur’."
"Mais comment ! s'écria Madame la Diplomate. Vous l'avez fait voyager sans panier ?" "Oui, Madame, elle est exceptionnellement bien élevée. Elle s'est tenue tout à fait tranquille dans la voiture." Ces compliments me firent rougir d'aise et je me mis à ronronner, ce qui agaça Madame la Diplomate. Elle se tourna impérieusement vers l'aide-jardinier et lui dit : "Courez à la Maison dire à Madame Albertine que je veux la voir à l'instant."
"Hé ! la belle ! On le sait, d'où tu viens ! grogna le gros matou du gardien qui se cachait derrière son arrosoir. On n'est pas assez bons pour toi, nous autres, les prolos ! Il te faut des ‘minets’. Ben, t'es pas dégoûtée ?" Et il cracha de mépris.
"Oh ! mon Dieu, ne laissez pas Fifi en face de ce chat ! Il faut la protéger des matous", dit la Femme qui était restée dans la voiture. Madame la Diplomate fit un tour sur elle-même et jeta dans la direction du chat la canne qu'elle avait à la main pour faire son tour de jardin. Le chat s'esquiva en ricanant et en hurlant des insultes. Le langage était terrible et c'est avec un profond soulagement que je vis Madame Albertine se dandiner à toute vitesse le long de l'Allée, son visage radieux de bienvenue. Je m'écriai et sautai droit dans ses bras, lui disant à quel point je l'aimais, combien elle m'avait manqué et tout ce qui m'était arrivé. Pendant un moment nous fûmes inconscientes de tout ce qui se passait autour de nous, puis la voix éraillée de Madame la Diplomate nous ramena brusquement à la réalité. "ALBERTINE !" grinça-t-elle, "Vous rendez-vous compte que je m'adresse à vous ? Prêtez-moi votre attention immédiatement !"
"Madame", dit l'Homme qui m'avait conduite, "Cette chatte a été négligée. On ne l'a pas assez nourrie. Les Chats Siamois de Pure Race ne peuvent PAS se contenter de vieux restes et il leur faut des litières confortables. Cette chatte a beaucoup de VALEUR. Elle serait digne d'être primée aux concours internationaux si elle était mieux soignée."
Madame la Diplomate le fixa d'un regard hautain.
"Ce n'est qu'un animal, monsieur ; je vais payer votre facture, mais ne venez pas me faire la leçon."
"Mais Madame, je ne fais qu'essayer de sauvegarder ce que vous avez de très précieux", dit l'Homme.
Mais elle le balaya d'un geste et se mit vérifier la facture, gloussant de mécontentement aux différents items. Puis, ouvrant son sac, elle en sortit son carnet de chèques et écrivit quelque chose sur un morceau de papier qu'elle lui remit. Tournant ensuite brutalement les talons, elle s'en fut. "C'est chaque jour qu'il nous faut la supporter" murmura Madame Albertine à la Femme. Ils hochèrent la tête en sympathie et s'éloignèrent lentement.
J'avais été absente une bonne semaine et il fallait me mettre au courant de ce qui s'était passé entre-temps. Je me nichai donc sur ma branche préférée du vieux Pommier. Il me raconta toutes sortes de choses, jusqu'au moment où Gaston vint me chercher pour m'emprisonner dans la remise, comme toujours, en face d'une assiette sale contenant des restes peu appétissants. Ma triste vie recommençait. Les jours passèrent. Et les semaines. Je m'arrondissais peu à peu. Je devenais lourde et ne me déplaçais plus qu'avec difficulté. J'étais à peu près à terme et, un soir que Gaston m'avait, avec son habituelle brutalité, lancée sur le ciment de la remise, je fus traversée par une douleur violente. Toute seule, dans le noir, je mis au monde mes cinq bébés. Avec de vieux journaux, je leur fis un nid bien douillet où je les transportai un par un, délicatement. Personne ne vint me voir le lendemain. Je restai donc là avec mes cinq petits qui piaulaient et me tétaient en se bousculant l'un l'autre. Ils étaient beaux, mes cinq bébés, et je les léchais tendrement, mais il n'y avait plus rien à manger dans mon assiette. Et, surtout, plus d'eau dans mon bol. J'avais atrocement faim, je me sentais absolument desséchée. Un autre jour et une autre nuit passèrent encore. Mon angoisse et ma souffrance devenaient intolérables. Dehors, les oiseaux de nuit hululaient. Eux, au moins, pouvaient chasser les souris, les musaraignes et les mulots pour se nourrir.
Allait-on nous laisser mourir là, moi et mes chatons ? La journée était déjà très avancée lorsque j'entendis des pas. La porte s'ouvrit. C'était Madame Albertine. Elle était toute pâle, malade et frissonnante. Elle s'était pourtant levée et elle avait traversé le parc pour venir à mon secours, car, me dit-elle, dans sa fièvre, elle avait eu une ‘vision’. Elle avait ‘vu’ que j'étais en danger. Elle m'apportait à manger et à boire. L'un de mes bébés était mort pendant la nuit. Madame Albertine, folle de rage, s'en fut trouver Monsieur le Duc et Madame la Diplomate et n'eut de cesse qu'elle les eût conduits à la remise pour les mettre en face de leurs responsabilités. Madame la Diplomate manifesta quelque regret du fait de la perte d'un de mes chatons et de la perte d'argent que cela signifiait. Quant à Monsieur le Duc, il se contenta de sourire tristement et de dire : "Peut-être pouvons-nous faire quelque chose à ce sujet. Quelqu'un devrait parler à Pierre."
Mes enfants grandissaient. Ils ouvraient les yeux, maintenant. Tous les membres de la maisonnée venaient les admirer, mais ils étaient à peine sevrés qu'on me les enleva pour les vendre. J'errais dans le parc, inconsolable. Mes lamentations dérangeaient Madame la Diplomate et elle donna l'ordre de m'enfermer jusqu'à ce que je me tienne tranquille.
Maintenant, j'étais habituée à être exhibée au Salon les jours de réception et cela m'était égal de lâcher mon travail au jardin pour m'en aller parader devant les beaux messieurs et les belles dames. Un jour, cependant, on vint me chercher pour une raison différente. Madame la Diplomate était dans son boudoir, devant un petit bureau de marqueterie. Un homme était assis devant elle. "Voici donc la chatte en question", dit l'homme. Il m'examine en silence, fait la grimace et se gratte l'oreille. "Elle a l'air peu robuste. La droguer pour la faire voyager en avion pourrait lui faire du mal", continue-t-il. "Je ne vous demande pas de me faire une conférence, répond Madame la Diplomate. Si vous ne voulez pas le faire, un autre vétérinaire le fera." "Bon, puisque vous y tenez ! Appelez-moi environ une heure avant de vous rendre à l'aéroport et je ferai la piqûre." Et il sortit. Madame la Diplomate ouvrit la fenêtre et me lâcha dans le jardin.
Une atmosphère de surexcitation contenue régnait dans la maison. On époussetait des caisses montées de la cave. On inscrivait dessus, en grosses lettres noires, le nom de Monsieur le Duc et l'adresse de son nouveau poste d'Ambassadeur. Un menuisier reçut commande d'une boîte spéciale de taille à être placée à l'intérieur d'une caisse et à contenir un chat. Madame Albertine voletait çà et là. Elle poignardait sa patronne du regard comme si elle voulait la voir tomber morte !
Environ une semaine plus tard, un matin, Gaston vint me chercher dans la remise et m'emmena au garage sans m'avoir au préalable donné à manger. Je lui fis comprendre que j'avais faim, mais il fit celui qui n'entend pas. La première femme de chambre de Madame la Diplomate, Yvette, nous attendait dans la Citroën. Gaston me mit dans un panier d'osier fermé par des courroies et me plaça sur la banquette arrière. La voiture démarra à toute vitesse. "Je me demande pourquoi elle veut droguer Fifi, disait Yvette. Il paraît qu'on peut faire entrer un chat aux États-Unis sans difficulté, c'est permis." "Ah ! répondit Gaston, cette bonne femme est dingue. J'ai renoncé à la comprendre !" Ils se turent et Gaston se concentra à conduire de plus en plus vite. Les secousses étaient terribles ; mon poids trop léger ne pouvait appuyer sur les ressorts du siège et je devins de plus en plus meurtrie à force de me frapper sur les côtés et le sommet du panier.
Je fis de mon mieux pour m'arc-bouter et j'enfonçai mes griffes dans la paroi d'osier pour ne pas être complètement assommée. Je perdis toute notion du temps. Finalement, nous nous arrêtâmes dans un dérapage. Gaston attrapa mon panier et se précipita sur des marches et dans une maison. Le panier fut flanqué sur une table et le couvercle retiré. Des mains me soulevèrent et me déposèrent sur la table. Je tombai aussitôt, mes jambes ne pouvant plus me porter, j'avais été tendue trop longtemps. Monsieur le Vétérinaire me regarda avec horreur et compassion. "Vous auriez pu tuer ce chat", s'exclama-t-il avec colère à Gaston, "Je ne peux pas lui faire d'injection aujourd'hui !" Le visage de Gaston s'empourpra de colère. "Droguez le * * * * * chat, l'avion décolle aujourd'hui, vous avez été payé, non ? Monsieur le Vétérinaire étendit la main vers le téléphone. "Pas la peine de téléphoner. Monsieur et Madame sont déjà à l'aéroport du Bourget et on est pressés." En soupirant, Monsieur le Vétérinaire prit une grosse seringue et se tourna vers moi. Je ressentis comme un coup de poignard. Le monde entier devint rouge, puis noir. Une voix ouatée et lointaine disait : "Maintenant, elle va rester tranquille un bout de temps..." Puis l'oubli total descendit sur moi.
Le vrombissement était épouvantable. J'avais froid, j'étais malheureuse, et respirer exigeait un effort désespéré. Pas la moindre clarté. Je n'avais jamais connu une obscurité aussi épaisse. Au point que, tout d'abord, je me crus aveugle. Ma tête éclatait, jamais auparavant je ne m'étais sentie si malade, si négligée et si misérable.
L'horrible bruit durait depuis des heures. Mes tympans subissaient d'étranges pressions. Le vrombissement se fit plus brutal encore, il y eut un choc violent et je fus projetée contre le couvercle de ma boîte. Une nouvelle secousse, encore une autre et le bruit diminua, relayé par un roulement semblable à celui d'une voiture rapide sur une autoroute. Il y eut quelques soubresauts et le ronflement cessa tout à fait. D'autres sons le remplacèrent : grincements métalliques, voix étouffées. Avec un craquement puissant, une gigantesque porte métallique s'ouvrit et des inconnus pénétrèrent dans l'endroit où je me trouvais. Des mains saisissaient les bagages et les projetaient sur une sorte de chemin roulant qui les entraînait je ne sais où. Mon tour arriva. Je fus projetée en l'air et j'atterris avec un bruit mat sur le chemin roulant. Encore un choc. Mon voyage avait pris fin. J'étais étendue sur le dos et j'entrevoyais un peu de ciel par les trous d'aération.
"Hé ! John, mais c'est un chat !" dit une voix traînante. "Okay, Buddy, t'occupe pas de ça !" Ma boîte fut jetée sans cérémonie sur une sorte de chariot sur lequel on empila des malles et des caisses. Le chariot m'emporta, évanouie.
Quand je rouvris les yeux, je me trouvais derrière un grillage, sous une ampoule électrique nue. Avec peine, je me remis sur mes pattes et m'avançai en titubant vers une soucoupe pleine d'eau. Mais boire était presque trop fatigant et presque trop fatigant aussi de continuer à vivre. Cependant, après avoir bu, je me sentis mieux. "Allô, ma jolie, on est éveillée ?" Je levai les yeux ; c'était un petit homme noir qui me parlait tout en ouvrant une boîte de conserve. "Eh oui ! ma jolie, toi et moi, on a tous les deux la figure noire, hein ? Tiens, voilà quelque chose de bon à manger." Je me forçai à ronronner pour lui montrer que j'appréciais sa gentillesse. Il me caressa la tête. "Si c'est pas mal'heu' eu ! Pauv' petite bête !" C'était merveilleux d'avoir enfin à manger. Je me sentais très mal, mais je tentai d'avaler une bouchée de pâtée pour ne pas vexer l'homme noir. Après quoi je me rendormis.
Plus tard, je me rendis compte que j'étais dans un hôtel. Les domestiques de cet hôtel descendirent les uns après les autres au sous-sol pour me voir. "Oh ! ce qu'elle est chou !" disaient les servantes. "Et ce qu'elle a de beaux yeux", renchérissaient les hommes. Je fus particulièrement contente de recevoir la visite du cuisinier. C'était un Français. On l'avait appelé par l'interphone : "Hé ! chef, descendez voir au sous-sol. Y a une compatriote à vous. Elle arrive de France !" Le chef descendit. Sa toque blanche et son grand tablier me rappelèrent l'immense cuisine de la maison de Monsieur le Duc. Je m'y étais cachée un jour et, comme Madame Albertine me cherchait partout, les autres domestiques lui avaient chanté la chanson de ‘La Mère Michel qui a perdu son chat’ et lui avaient fait croire que le ‘Père Lustucru’ m'avait transformée en gibelotte pour le repas du soir. Ce souvenir m'amusa un instant et je me mis à ronronner. Le visage de l'homme noir s'éclaira d'un large sourire. Il ouvrit la porte de la cage où l'on m'avait mise et me prit dans ses bras. Je léchai affectueusement ses bonnes joues luisantes couleur de cirage. J'aimais ce brave homme et je me serais attachée à lui si, quelques jours plus tard, on ne m'avait transportée dans une autre ville des États-Unis.
Là, on m'installa dans un autre sous-sol, celui de l'Ambassade, et on m'y laissa pendant des jours, des mois, des années. De temps en temps, on m'amenait un compagnon, siamois bien entendu, et nous restions ensemble quelques heures. Juste le temps de faire connaissance. Ensuite, je mettais au monde une portée de chatons que l'on m'enlevait régulièrement avant même qu'ils ne fussent sevrés. Finalement, Monsieur le Duc fut rappelé en France. On me drogua pour le voyage, comme la première fois, et je retrouvai l'ancienne maison où j'étais née. Mais ce retour que j'avais tant attendu ne m'apporta que des chagrins supplémentaires. Madame Albertine était morte pendant mon absence, et le vieux Pommier plein de sagesse avait été coupé. De plus, la maison avait été transformée au point que je ne la reconnaissais plus. Ma santé commençait à s'ébranler et les bébés que je portais arrivaient mort-nés de plus en plus fréquemment. Ma vue baissait et c'est à tâtons que je me déplaçais. La pensée de Tong Fa, qu'on avait tué parce qu'il était vieux et aveugle, me hantait !
Nous étions revenus des États-Unis depuis bientôt deux ans, lorsque Madame la Diplomate voulu aller en Irlande voir si c'était un endroit approprié pour elle pour y vivre. Je ne sais pourquoi elle s'était mis dans l'idée que je lui avais porté bonheur. Elle n'en était pas plus gentille avec moi, oh non ! mais elle tenait à me transporter partout avec elle, comme un talisman. La tragi-comédie du voyage en avion précédé d'une piqûre recommença. Droguée, je m'endormis. Très, très longtemps après, je me retrouvai une fois de plus dans une maison étrangère. L'odeur de la tourbe brûlée me piquait les narines. J'éternuai.
"Elle est réveillée", dit une voix, avec un fort accent irlandais. Que s'était-il passé ? Où étais-je ? Je fus prise de panique, mais j'étais trop faible pour bouger. Ce n'est que plus tard, en écoutant parler les humains et par l'entremise d'un chat de l'aéroport qui me la raconta, que j'appris l'histoire.
L'avion avait atterri à l'Aéroport irlandais. Des hommes avaient descendu les bagages. L'un d'eux avait crié : "Hé ! Paddy, y a un chat mort là-dedans ! Faudrait aller le dire à l'Inspecteur !" L'Inspecteur des douanes était arrivé. On avait ouvert une boîte et l'on m'en avait sortie. "Amenez-moi la Propriétaire de cette caisse", avait demandé l'Inspecteur. Madame la Diplomate s'était présentée. Elle avait pris ses grands airs de reine offensée, mais l'Inspecteur n'était pas près de se laisser intimider. "Cette chatte est morte. Morte faute de soins. De plus, elle est pleine et vous l'avez droguée et cachée pour échapper à la Quarantaine. C'est un délit extrêmement grave, madame."
Madame la Diplomate avait sorti son mouchoir et fait mine d'éclater en sanglots. Elle disait que si elle était poursuivie pour ce délit (qu'elle appelait une petite supercherie), la carrière de son mari serait compromise. L'Inspecteur avait tiré sur sa lèvre inférieure, signe de perplexité, puis il avait pris une décision soudaine : "L'animal est mort. Signez-moi un désistement comme quoi vous nous abandonnez le corps et nous n'irons pas plus loin pour cette fois. Mais, un conseil : n'ayez plus JAMAIS de chat !" Madame la Diplomate, trop heureuse d'en être quitte à si bon compte, avait signé tout ce qu'on voulait et elle était partie en reniflant. "Allons, Brian, avait dit alors l'Inspecteur, débarrasse-nous de cette bête morte."
C'est en entendant très vaguement le bruit d'une bêche creusant la terre que je m'étais réveillée. La voix à l'accent irlandais disait : "Loué soit le Seigneur, elle est vivante !" On me dit plus tard que le fossoyeur irlandais, après avoir jeté autour de lui un coup d'œil rapide pour s'assurer que personne ne le voyait, avait rempli le trou qu'il venait de creuser et, m'ayant dissimulée sous sa veste, m'avait apportée dans une maison voisine. C'est là que je repris tout à fait conscience. Quelqu'un me caressa, quelqu'un d'autre m'humecta d'eau les babines. La voix irlandaise s'éleva de nouveau : "Mike, cette chatte est aveugle. J'ai agité la lampe devant ses yeux et elle n'a pas réagi." J'eus très peur. Ils allaient peut-être me tuer à cause de mon âge et de ma cécité. "Aveugle ? répondit Mike. C'est une jolie bête quand même. J'vais aller trouver l'Contremaître et j'lui demanderai ma demi-journée libre pour amener cette chatte chez ma mère. Elle en prendra soin. On peut pas la garder ici."
J'entendis une porte s'ouvrir et se refermer. Des mains précautionneuses me présentèrent un petit morceau de poisson. Mourante de faim, j'avalai. Cela me fit tellement mal que je pensai mourir. Ma vue était complètement perdue. Entre parenthèses, plus tard, quand je vécus avec le Lama, celui-ci dépensa beaucoup d'argent pour me faire examiner par les meilleurs spécialistes. Tous furent d'accord : il n'y avait rien à faire. Mes nerfs optiques avaient été définitivement endommagés par les chocs répétés que j'avais subis.
Revenons à mes Irlandais. Je disais donc que j'avais entendu une porte s'ouvrir et se refermer et que l'on m'avait offert du poisson. "Alors ?" dit une voix féminine. "Eh bien ! Mary, j'ai expliqué au Contremaître que je me faisais du souci pour une créature de Dieu en danger, et il a répondu : ‘Oh ! sûr que t'as raison, Mike, prends-la, ta demi-journée.’ Et me voilà." "Comment va-t-elle ?"
"Hum ! comme ci, comme ça, répondit la femme de Mike. Elle a un peu mangé et bu. Elle se remettra, mais comme elle a dû souffrir !" L'homme s'agitait : "Prépare-moi du thé et des tartines, Mary, et je pars chez ma vieille. En attendant, je vais aller vérifier mes pneus." Je soupirai. Encore voyager ! J'étais toujours traversée de douleurs lancinantes. Autour de moi j'entendis des bruits de vaisselle et le son du tisonnier dans la cheminée. Mary appela : "Le thé est servi, Mike, tu peux venir." Mike entra et je l'entendis se laver les mains avant de s'asseoir devant la table à thé.
"Inutile d'ébruiter ça, Mary. Nous aurions le Service de Santé à nos trousses. Quand elle sera guérie, ses chatons nous rapporteront de l'argent. Ces petites bêtes ont de la valeur, tu sais." La femme lui versa une autre tasse de thé avant de répondre : "Ta mère s'y connaît en chats, elle s'y connaît même mieux que personne. Elle saura ce qu'il faut faire. Pars vite avant que les gars de ton équipe ne sortent." "Oui, c'est ce que je vais faire", dit Mike. Il se leva, prit la boîte où je me trouvais et se disposait à me placer sur le porte-bagages de son vélo lorsque Mary l'arrêta : "Non, garde-la sous ton bras pour lui éviter les secousses. Je vais fixer la boîte à tes épaules avec une écharpe pour que tu puisses tenir le guidon. Elle ne pèse pas bien lourd, la pauvre chatte. Ça ne te gênera guère !"
Mike partit. L'air vivifiant de l'Irlande avec des senteurs marines entrait dans ma boîte. C'était merveilleux. Je me sentais renaître. Rouler à bicyclette était pour moi chose toute nouvelle. Une douce brise traversait les trous d'aération et le léger balancement n'était pas désagréable. Il me rappelait les hautes branches du vieux Pommier, du temps où je m'y nichais. On entendait une sorte de grincement et je me demandais d'où il provenait. Je décidai que les ressorts de selle sur laquelle Mike était assis avaient besoin d'être huilés. La route montait. Mike s'essoufflait à pédaler. Finalement, il mit pied à terre, posa ma boîte sur la selle (c'était bien elle qui grinçait !) et se mit à grimper la côte en poussant son vélo. Mike s'arrêta devant une barrière, qu'il ouvrit. Poussant toujours sa bicyclette, il traversa sans doute un jardin, puisqu'une bouffée d'air envahit soudain ma boîte.
"Que m'apportes-tu, mon fils ?" demande une voix cassée. "Je t'apporte une belle petite créature", répond Mike avec fierté. Il pose son vélo contre le mur, s'essuie soigneusement les pieds sur le paillasson et entre dans la maison. Je l'entends soupirer d'aise en s'asseyant dans un fauteuil. Puis il raconte toute l'histoire à sa mère et, se relevant, il s'évertue à lever le couvercle de ma boîte. Un silence, puis la voix cassée : "Ah ! comme elle a dû être belle dans sa jeunesse. Et comme elle a été mal traitée ! Ça ne devrait pas être permis, des choses pareilles !"
On me déposa sur le sol. Perdre la vue subitement vous déconcerte. Au début, je tâtonnai, je me heurtai aux objets. Mike murmura : "Mère, crois-tu que nous devrions... tu comprends ce que je veux dire ?" "Non, mon fils, les chats de cette race sont TRÈS intelligents. Je le sais, j'en ai vu en Angleterre. Donnons-lui du temps. Elle apprendra à se débrouiller !" Mike se tourna vers sa mère : "Je vais rapporter la boîte pour la rendre au Contremaître demain matin." La vieille femme commença à s'activer, m'apportant de quoi boire et manger et — chose fort nécessaire — une petite caisse remplie de sable. Finalement Mike s'en alla en promettant de revenir quelques jours plus tard. La vieille femme verrouilla soigneusement la porte, jeta quelques pelletées de tourbe dans le feu en marmonnant. Elle parlait irlandais. Nous n'avons pas besoin du langage, nous autres, chats. Nous nous exprimons et nous nous comprenons par télépathie. Les humains PENSENT dans leur propre langue, et il est parfois assez déroutant pour un chat siamois français de mettre en ordre les images-pensées formulées dans une autre langue.
Nous nous couchâmes bientôt, moi dans une boîte près de l'âtre et la vieille femme dans son lit à l'autre bout de la chambre. J'étais absolument épuisée, mais si endolorie que je ne pouvais m'endormir. Enfin, la fatigue l'emporta, mais je fis des cauchemars. J'avais peur pour les petits que je portais. Peur qu'ils n'arrivent pas vivants. Peur, s'ils vivaient, qu'ils ne connaissent un sort affreux. Serais-je même assez forte pour les allaiter ?
Dès l'aube, la vieille commença à s'agiter. Elle s'agenouilla près de moi et me dit : "Sois sage. Moi, je vais à la messe et, quand je reviendrai, on mangera un morceau." Je l'entendis s'éloigner. Il y eut le bruit d'une barrière qu'on referme. Puis le silence. Je me rendormis. Vers la fin du jour, j'avais un peu récupéré et j'étais capable de me déplacer lentement. Je me cognai d'abord sur tout ce que je rencontrai, mais j'appris à connaître l'emplacement des meubles et je parvins à trouver mon chemin sans me faire trop de bleus. Nos moustaches, à nous les chats, sont des sortes de radars et elles nous aident à trouver notre chemin dans l'obscurité la plus complète. Comme mes yeux étaient inutilisables, mes moustaches travaillaient le jour comme la nuit.
Une semaine plus tard, Mike étant revenu voir sa mère, celle-ci lui demanda de ranger le bûcher pour m'y installer. Elle prétendait n'y pas voir beaucoup plus clair que moi et craindre de me marcher dessus et, qui sait ? de faire du mal aux chatons que je portais. J'entendis Mike faire de l'ordre dans le bûcher, empiler les morceaux de tourbe, etc. "C'est prêt, Mère, dit-il en rentrant. J'ai mis des vieux journaux par terre et obturé la fenêtre."
Encore une fois mon lit serait donc une pile de vieux journaux — des journaux irlandais, ce coup-ci ? Je me dis : "Le vieux Pommier m'a promis que ma délivrance viendrait à l'heure la plus sombre. Cette heure-là devrait bientôt sonner !" Le bûcher était fait de planches goudronnées, avec une porte branlante. Le sol était de terre battue et, le long des parois, des pelles à tourbe et des boîtes vides étaient accrochées. La vieille femme, on ne sait trop pourquoi, fermait la porte déglinguée avec un gigantesque cadenas. Chaque fois qu'elle me rendait visite, elle mettait des heures à trouver la clé, et quand elle l'avait trouvée, à la mettre dans la serrure. Une fois entrée, elle avait du mal à se frayer un chemin dans la cabane obscure. Mike aurait voulu réparer la fenêtre pour qu'il y ait un peu de clarté, mais la vieille lui avait dit : "Les vitres coûtent cher. Attendons d'avoir vendu les chatons !"
Le temps passait lentement, très lentement. On me nourrissait, mais juste assez pour me maintenir en vie. Je tenais bon, cependant, pour mettre mes chatons au monde, mais c'était une lutte quotidienne contre la mort. Aveugle, malade, affamée, seule me soutenait la foi ‘en des jours meilleurs’ !
Quelques semaines après mon arrivée en Irlande, je me rendis compte que mes chatons naîtraient bientôt. J'étais lourde et mes douleurs abdominales augmentaient. Je ne pouvais plus m'étirer de tout mon long ni me rouler en boule. Je devais rester assise, le poitrail appuyé contre quelque chose de dur pour alléger la partie inférieure de mon corps.
Deux ou trois nuits plus tard, je fus vraiment transpercée par une douleur fulgurante. Je me mis à hurler. Lentement, au prix d'immenses efforts, je mis mes enfants au monde. Sur cinq, trois étaient morts. Je restai des heures haletante, le corps en feu. Je crus que la fin était venue, mais non, je survécus.
Au matin, la vieille femme entra dans ma cabane et se mit à jurer en irlandais quand elle vit que trois chatons étaient morts. En repentir, elle se mit à prier le Seigneur ! Je pensais qu'en considération du fait que j'avais à allaiter deux petits, on me permettrait de réintégrer la maison, où il faisait plus chaud, mais la vieille m'en voulait de n'avoir que deux chatons vivants. "Mike, dit-elle un soir à son fils, cette chatte n'a pas plus que deux ou trois semaines à vivre. Fais savoir à la ronde que j'ai deux siamois à vendre."
Maintenant, je n'aspirais plus qu'à la mort, mais je craignais pour mes enfants. Un jour — ils étaient presque sevrés — une auto s'arrêta devant la barrière. De ma cabane j'entendis tout. Deux personnes montèrent le petit sentier. On frappa à la porte. La vieille vint ouvrir. Une voix de femme demanda : "Il paraît que vous avez un petit chat siamois à vendre ?" "Donnez-vous la peine d'entrer", répondit la vieille femme. Un instant après, elle entra dans ma cabane et m'enleva un de mes chatons. Quelques instants plus tard, elle revint en maugréant : "On se demande vraiment pourquoi ils veulent te voir, toi aussi !" et elle me saisit si violemment que je miaulai de douleur. Avec d'hypocrites démonstrations de tendresse, elle m'emmena dans la maison. Des voix gentilles m'appelèrent par mon nom (il était inscrit sur mon collier, j'avais oublié de le dire) et des mains douces me touchèrent. Une voix d'homme dit : "Nous voudrions prendre la Mère aussi. Si elle n'est pas soignée immédiatement, elle ne vivra pas." "Ah ! dit la vieille femme, c'est une chatte très robuste !" Je lisais dans les pensées de la vieille femme : "Oui, pensait-elle, je peux voir que vous avez les moyens de payer largement." Elle se mit à proférer des paroles mensongères, disant qu'elle m'aimait tant et à quel point j'avais de la valeur.
Je me tournai dans la direction de l'Homme et dis : "Je vais bientôt mourir. Laissez-moi et prenez mes deux bébés." L'Homme se tourna vers la vieille femme : "Avez-vous dit que vous aviez deux chatons ?" Elle reconnut qu'elle en avait deux, en effet, et l'Homme reprit d'une voix ferme : "Nous prenons les trois chats ou aucun." La vieille femme fit son prix, un prix exorbitant, et je craignis un instant que cela ne fit reculer l'acquéreur. Mais non, l'Homme dit simplement : "D'accord. Nous les emportons." La vieille femme sortit en hâte pour mieux cacher sa joie et pour compter encore l'argent qu'on lui avait donné. Mes deux petits garçons furent mis dans un panier spécial que l'Homme et la Femme avaient apporté tout exprès. La Femme s'assit à l'arrière de la voiture avec moi sur ses genoux. Le panier fut installé à côté de l'Homme. Nous partîmes en douceur. "Il faudra que le Vétérinaire examine Fifi tout de suite, Rab", dit l'Homme. "Oui, elle est très malade. Je vais téléphoner aussitôt que nous arriverons à la maison ; il viendra aujourd'hui. Laisserons-nous les chatons partir ensemble ?" "Oui, dit l'Homme, pour ne pas qu'ils se sentent seuls." Nous roulions avec une telle prudence que je ne souffrais pas du tout. Les mots du vieux Pommier me revinrent en mémoire. "Tu connaîtras le bonheur, Fifi." L'heure avait-elle ENFIN sonné ?
Nous fîmes plusieurs milles (km), puis, après avoir tourné, nous grimpâmes une colline assez raide. "Nous sommes arrivés, mes petits chats", dit l'Homme. Il freina, arrêta le moteur, descendit et saisit le panier qui contenait mes enfants. La Femme, qui me tenait toujours contre elle, monta trois ou quatre marches et entra dans la maison. Quelle différence ! Je sentis immédiatement que j'allais être aimée. Le Pommier avait été bon prophète. Mais comme je me sentais faible ! La Femme téléphona au Vétérinaire mentionné. "Il arrive tout de suite", dit-elle en raccrochant.
Je ne vous conterai pas mon opération, ni ma longue et pénible convalescence. Qu'il vous suffise de savoir que l'intervention chirurgicale était délicate. Il fallut m'enlever une très grosse tumeur de l'utérus. On me fit une hystérectomie. Jamais plus je ne mettrais d'enfant au monde. Après tout ce que j'avais souffert, c'était une véritable libération. Nuit après nuit, l'Homme et la Femme se relayèrent pour me veiller, car l'opération avait été si grave qu'ils craignaient que je n'y survive pas. Quant à moi, j'étais parfaitement confiante. Je savais que je guérirais parce que j'avais maintenant un Foyer et que, maintenant, on m'aimait.
Mon opération n'était plus qu'un mauvais souvenir, mais j'étais si fatiguée que je ne m'étais encore guère souciée des habitants de la maison ni de la maison elle-même. Le Vétérinaire irlandais avait dit : "Entourez-la d'affection, elle en a plus besoin que de médicaments." Au début, l'Homme et la Femme se donnaient le plus grand mal pour me convaincre de prendre un peu de nourriture. J'y mettais peu de bonne volonté, car, finalement, ce que je VOULAIS, c'était d'être convaincue. C'était de savoir que j'avais à leurs yeux assez d'importance pour qu'ils prennent le temps nécessaire pour me convaincre !
Un matin du troisième jour après la visite de Monsieur le Vétérinaire irlandais, l'Homme dit : "Je vais t'amener la Princesse Ku'ei, Fifi." Il sortit, puis revint murmurant à quelqu'un des paroles d'affection. Il fit les présentations : "Fifi, je te présente la Princesse Ku'ei. Ku, je te présente Mme Fifi Greywhiskers." J'entendis aussitôt s'élever la plus belle voix de chatte siamoise que j'eusse jamais entendue. Quel registre ! Quel timbre ! J'étais enthousiasmée et j'aurais voulu que ma pauvre maman ait pu entendre cette grande cantatrice. La Princesse Ku'ei m'adressa la parole : "Je suis princesse, c'est certain, mais vous pouvez m'appeler MISS Ku'ei. Vous êtes aveugle. Par conséquent, lorsque vous en aurez la force, je vous conduirai et vous indiquerai les obstacles, les commodités de la maison, l'endroit où l'on mange, etc. À propos, je dois vous signaler qu'ici on ne mange pas de vieux restes et qu'on ne fouille pas dans les boîtes à ordures. Nous avons nos fournisseurs et tout est de qualité supérieure. Maintenant, écoutez-moi bien, car je vais vous expliquer en quoi consiste la maison et je ne vous le dirai pas deux fois." "Oui, Miss Ku, répliquai-je humblement, je vous accorde toute mon attention." Je changeai légèrement de position pour relâcher la pression sur mes points de suture.
"Nous sommes ici à Howth, dans le comté de Dublin, commença Miss Ku. Nous vivons dans une maison située tout en haut d'une falaise. La mer est à cent vingt pieds (36,5 m) au-dessous de nous et c'est à pic. Donc, tâchez de ne pas tomber, car tout le monde serait désolé si vous écrasiez un poisson. Avec les visiteurs, conservez toujours toute votre dignité — souvenez-vous que vous êtes une C.S.P. — mais vous pouvez vous laisser aller avec la Famille."
"Pardon, Miss Ku, qu'est-ce que c'est qu'une C.S.P. ?"
"Eh bien ! Eh bien ! Vous ÊTES une sotte Vieille Femme Chat. TOUT LE MONDE sait ce qu'est une C.S.P. C'est une Chatte Siamoise à Pedigree. J'aurais cru que la C.S.P. que vous êtes aurait au moins l'intelligence que l'on est en droit d'attendre d'elle. Mais ne m'interrompez pas, je vous donne les informations essentielles."
"Je suis désolée, Miss Ku, je ne vais plus vous interrompre", répondis-je.
Miss Ku se gratta pensivement l'oreille et continua : "Celui que vous appelez ‘l'Homme’ est le Lama T. Lobsang Rampa du Tibet. Il comprend les chats siamois aussi bien que vous et moi. Il est donc inutile d'essayer de lui dissimuler vos pensées. Il est grand, barbu et chauve et il a le cœur presque mort suite à une ou deux thromboses des coronaires. Il a été vraiment très malade et nous avons tous cru que nous allions le perdre." Je hochai la tête avec gravité, sachant ce que c'est que d'être malade.
Miss Ku continua : "Si vous avez des ennuis, dites-le-lui, il vous aidera à vous en sortir. Si vous avez envie de tel plat particulier, dites-le-lui, il transmettra votre demande à Maman."
"Maman ? demandai-je. Votre Mère est avec vous ?"
"Ne soyez pas ridicule, répliqua Miss Ku avec une certaine aspérité. Maman, c'est Ma, celle que vous appelez la Femme. C'est elle qui fait le marché pour nous, nettoie nos assiettes, change nos litières, fait notre cuisine et nous laisse dormir sur son lit. C'est à elle que j'appartiens. Vous, vous appartenez au Lama. Vous dormirez dans sa chambre, à côté de lui. Maintenant, il faut que je vous décrive Maman, puisque vous ne pouvez pas la voir. Elle est un peu courtaude, avec de jolis yeux, des chevilles fines et un aimable embonpoint. Aucun os ne vous piquera quand vous serez assise sur SES genoux !"
La conversation s'arrêta un instant. Miss Ku reprenait sa respiration et moi j'essayais d'absorber les renseignements qu'elle venait de me donner. Miss Ku jouait nonchalamment avec sa queue. Elle continua : "Il y a aussi une Jeune Anglaise qui fait partie de la famille. Elle est très grande, très mince, et a les cheveux de la couleur marmelade d'oranges d'un matou que j'ai vu une fois. Elle est très gentille et vous donnera votre dû malgré qu'elle ait un FAIBLE pour les gros chiens qui sentent mauvais et les enfants qui hurlent."
"Allons, Ku'ei, dit le Lama, Fifi doit se reposer. Tu continueras ça plus tard." Il prit Miss Ku dans ses bras et la fit sortir de la chambre. Je m'étirai voluptueusement sur le lit en songeant que je n'avais jamais imaginé un pareil bien-être tout au long de mes années de privation. Mes plaies se cicatrisaient. On enleva les points de suture. Je commençai à marcher avec plus d'assurance lorsque je découvris qu'on ne déplaçait ni un meuble ni un objet sans m'en avertir et sans me montrer sa position par rapport au reste. On prévenait les gens du fait que j'étais aveugle. "Comment ? répliquaient-ils. Mais elle a de si beaux yeux bleus, comment peut-elle être aveugle ?"
Enfin, on me jugea assez bien pour être emmenée au jardin. L'air était merveilleux. Il sentait la mer et les plantes. Pendant plusieurs jours, j'eus atrocement peur de trouver la porte fermée au moment où j'aurais voulu rentrer. Miss Ku se moquait de moi : "Ne sois pas stupide, Fifi. Il n'y a personne de méchant ici, tu peux être tranquille." Nous nous étendions toutes deux dans l'herbe tiède et Miss Ku me décrivait le paysage. Au-dessous de nous, les vagues roulaient, élevant vers nous des doigts d'écume blanche. Il y avait une grotte où l'eau s'engouffrait en rugissant les jours de tempête et toute la falaise en était secouée. À gauche, il y avait la jetée terminée par le phare. À un mille (km) environ se dressait l'Œil d'Irlande qui abritait le petit port des pires coups de la mer d'Irlande. À droite, la Dent du Diable s'avançait, protégeant la baignade des hommes des lames traîtresses. Miss Ku aimait regarder se baigner les hommes. Cela m'aurait amusée aussi de les voir.
Derrière la maison s'élevait le sommet de la Colline de Howth, du haut de laquelle, par beau temps, on pouvait voir les montagnes du Pays de Galles et les Montagnes de Mourne en Irlande du Nord. Je coulais ainsi des jours heureux, me roulais dans l'herbe au soleil. J'oubliais mes peurs d'autrefois et m'épanouissais, selon l'expression poétique de Miss Ku, ‘comme un héliotrope’. Parfois, le Lama me plaçait sur les branches basses d'un petit arbre en me retenant pour que je ne tombe pas et j'avais l'impression d'être au Paradis.
Les mouettes m'ennuyèrent d'abord, car elles arrivaient en piqué sur moi en criant : "Regardez cette chatte, en bas. Plongeons-lui dessus. Elle tombera de la falaise et nous la mangerons." Miss Ku entonnait alors notre célèbre Cri de Guerre Siamois et sortait les griffes, prête à l'attaque. Faiblement, on entendait dans l'air un ‘thug, thug-thug’, et tous les oiseaux se mettaient à tournoyer follement. Je me demandai longtemps ce que cela signifiait. Je ne pouvais pas toujours poser des questions, mais enfin je trouvai la réponse : les bateaux de pêche rentraient au port et les oiseaux se précipitaient sur les débris de poissons que les marins jetaient à la mer.
Je me reposais à l'ombre d'un buisson de véronique, un après-midi ensoleillé, lorsque Miss Ku m'appela : "Prépare-toi, Fifi. Nous allons faire une balade en auto."
"Une balade ? En VOITURE ?" Je m'évanouis presque d'horreur. Une VOITURE et Miss Ku était CONTENTE !
"Mais, Miss Ku, je ne PEUX PAS monter en voiture. S'ils allaient m'abandonner quelque part ?" m'écriai-je.
"FIFI ! appela le Lama, allons, viens, nous partons pour une promenade." Je me sentis si faible de frayeur qu'il fallut me porter jusqu'à la voiture. Pas Miss Ku. Chantant de joie, elle se rua sur les coussins et hurla : "Je retiens le siège de devant !"
"Est-ce le Lama qui conduit ?" demandai-je timidement.
"Bien sûr que c'est lui, et ne dis pas tout le temps le Lama. Nous l'appelons ‘Le Guv’ (en anglais ‘Guvnor’ qui veut dire ‘Le Chef’, ‘Le Paternel’ — prononcer ‘Gav’ — NdT), c'est-à-dire Gouverneur."
En effet le Lama, pardon — le Guv — s'assit au volant, Miss Ku à ses côtés. Maman, ou Ma, entra à son tour et s'assit derrière, avec moi sur les genoux. La Jeune Anglaise, je ne savais pas encore son nom, monta à côté de Ma. "Vous avez bien fermé les portières ?" demanda le Guv. "Bien sûr, comme toujours", répliqua Ma. "Qu'est-ce que vous attendez pour partir ?" cria Miss Ku, de son ton suraigu. Le Guv démarra.
Je fus cette fois encore étonnée de la douceur avec laquelle nous roulions. Aucune ressemblance avec la façon brutale que j'avais connue en France et en Amérique. Nous descendions une pente raide avec un virage en épingle à cheveux. Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne saurais le dire, mais, finalement, on s'arrêta. Une forte odeur de mer, une légère écume soufflée par la brise, des voix d'hommes qui résonnent dans l'air, le battement régulier des moteurs, le parfum puissant du poisson qui a trop séjourné au soleil, de la fumée et des cordages goudronnés.
"Ah ! le joli poisson", dit la Jeune Anglaise, en soupirant de contentement. "Je vais aller en acheter." Elle sort alors de la voiture pour discuter avec un vieux pêcheur le prix du maquereau tout frais pêché. On jette dans le coffre de la voiture les maquereaux nacrés enveloppés dans un papier journal. La Jeune Anglaise remonte dans la voiture et claque la portière. Je demande à Miss Ku à quel endroit nous sommes et elle me répond que c'est le petit port où rentrent tous les bateaux de pêche qui nous rapportent notre menu du soir. D'un côté, des cabanes, de l'autre, la mer. Des bateaux sont amarrés avec des cordages.
"Et cette odeur de fumée ?"
"C'est pour conserver une partie de la pêche, le poisson s'abîme moins vite." Miss Ku saute sur le dossier du siège du Guv et crie : "QU'EST-CE QU'ON ATTEND ? Allons à Partmarnock !" "Oh ! Ku, tu es vraiment trop impatiente !" dit le Guv, qui remet le moteur en marche.
Je dis à Miss Ku : "Cette Jeune Anglaise, je ne peux pas arriver à prononcer son nom. Qu'est-ce que je dois faire ?" Miss Ku réfléchit pendant un moment et me répond : "Je n'en sais rien." Puis elle s'écrie : "Mais si, je sais ! Elle a une robe verte, elle est très grande et mince et ses cheveux sur le dessus sont plutôt jaune : Tiens !, Fifi, appelle-la BOUTON D'OR — elle n'en saura rien !"
"Merci, Miss Ku, je vais l'appeler Miss Bouton d'Or."
"Non, pas ‘Miss’, rétorqua Miss Ku. En fait c'est une ‘Missus’ (c'est-à-dire ‘Madame’ [ici, ‘Miss’ et ‘Missus’ pour garder le petit côté amusant] — NdT) tout comme toi ; elle a eu des petits elle aussi. Non, Fifi, tu n'as pas à t'encombrer de politesse française maintenant. Tu es CHEZ TOI, aussi dis ‘Guv’, ‘Ma’ et ‘Bouton d'Or’. Je suis MISS Ku."
La voiture roulait doucement. Un instant après, nous étions arrivés. J'entends les portières s'ouvrir ; quelqu'un me prend dans ses bras et, saisissant le bout de mes pattes, me fait tâter une poudre fine et chaude. "Tu vois, Fifi, dit le Guv, c'est du sable." Les vagues grondent et giclent sur les rochers. Le soleil me chauffe le dos. Je me sens calme. Miss Ku, pendant ce temps, ne cesse de bondir sur la plage, hurlant de joie. La Famille (MA Famille) s'est assise. Je joue à ses pieds avec un galet. Je suis trop vieille et encore trop faible pour courir follement comme le fait Miss Ku. Je m'endors...
Des nuages couvraient le soleil. Une petite bruine tombait. "Quelle chose étrange ! pensai-je, comment pouvais-je être ICI ?" Il me vint tout à coup à l'esprit que je voyageais dans l'Astral. Légère comme une plume, je planais le long des routes côtières. Je survolais des champs. Plus loin, toujours plus loin, le grand aéroport du Bourget. Une longue ligne de peupliers qui montent la garde des deux côtés d'une route blanche. Le clocher d'une église à demi voilé de brume. Les cyprès d'un cimetière versant des larmes de pluie sur des dalles blanches. Je me sentis peu à peu descendre et, soudain, je vis, car personne n'est aveugle dans l'Astral : "A la mémoire de..." Tout d'abord, je ne compris pas, puis soudain, dans un éclair : "MADAME ALBERTINE !" C'est ici, dans ce cimetière, qu'elle était enterrée. Un sanglot m'étouffa. La seule personne qui, NAGUÈRE, m'ait aimée. À présent, elle était morte, et moi, j'étais parvenue à trouver le bonheur. Je pensai tout à coup qu'elle avait quitté ce monde méchant et qu'elle connaissait, elle aussi, la félicité. Un soupir, un dernier regard et je continuai mon Voyage Astral.
J'aperçus le Gardien qui balayait la cour de son petit pavillon. Un chien enchaîné au mur grogna faiblement à mon passage. La Maison s'étendait devant moi, sévère et froide comme si elle défendait qu'on y entre. Madame la Diplomate sortit sur la terrasse. Instinctivement, je fis mine de m'enfuir, mais, bien entendu, elle ne pouvait me voir. Je flottai pourtant à hauteur de son épaule. Elle avait maigri et vieilli. De profonds sillons marquaient ses traits. Les coins de sa bouche tombaient et, avec ses lèvres minces et ses narines pincées, elle était l'image même de l'amertume.
Je me dirigeai vers l'endroit où se dressait le Vieux Pommier et m'arrêtai, horrifiée. Il n'était plus là. Il avait été abattu et même la souche avait été arrachée. Silencieusement, je me mis à errer. Mue par une impulsion irrésistible, je me dirigeai vers la vieille remise qui avait été mon seul domicile. Mon cœur s'arrêta presque : les restes de mon ami le Pommier étaient empilés, en bûches, contre le mur. La porte s'ouvrit en grinçant. Pierre entrait, une hache à la main. Je poussai un cri et disparus de cet endroit...
"Allons, allons, Fifi, dit le Guv, tu viens de faire un cauchemar, et en plein soleil. Ce n'est pas sérieux, Fifi !" Et il me berce dans ses bras comme un enfant. Je tourne la tête et lui lèche l'oreille. Il marche alors vers le bord de l'eau et me dit à voix basse : "Je sais ce que tu ressens, Fifi. J'ai souffert, moi aussi." Puis il se tourne et rejoint les autres. "Il faudrait penser à rentrer, dit-il. Notre vieille mamie Greywhiskers commence à être fatiguée." Je ronronne et ronronne et RONRONNE. C'est tellement merveilleux d'avoir quelqu'un qui pense à moi, qui peut me PARLER. Nous remontons tous en voiture et reprenons le chemin du retour.
Je suppose que je dois être une vieille maniaque, mais j'ai quelques phobies. Encore aujourd'hui, je déteste les véhicules à moteur. Le fait que je sois aveugle en est en partie la cause, mais il y a aussi que j'ai toujours peur d'être abandonnée quelque part. Miss Ku, elle, a du flegme. C'est une grande dame pleine d'expérience et que rien ne trouble. En toute occasion, elle est maîtresse de la situation. Pour ma part, je suis parfois un peu excentrique et il faut qu'ils soient tous doués de patience pour me supporter, car je ne peux plus ENDURER de rester seule. Pendant des années j'ai été privée d'affection et maintenant je veux tout ce qui peut m'être accordé !
Nous traversons la Colline de Howth en suivant les méandres de la ligne de tramway. Puis nous redescendons au village. On tourne à droite avant d'atteindre l'église. On passe devant chez M. et Mme O'Grady. On tourne à gauche et on est chez nous. ‘Notre’ policeman, ce brave M. Loftus, est là. Nous ne passons jamais près de lui sans lui adresser la parole. Le Guv dit que M. Loftus est l'un des meilleurs hommes de l'Irlande ou d'ailleurs !
Je suis contente d'être enfin rentrée à la maison. Tout ce que je désire c'est de la nourriture, quelque chose à boire et dormir ensuite sur le lit du Guv au bruit des vagues berceuses qui me rappellent le temps où ma mère chantait pour m'endormir. La dernière chose que j'entends avant de succomber au sommeil c'est Miss Ku : "Hé ! je veux descendre au garage avec vous pour ranger la voiture." Une porte qui se ferme doucement et tout est tranquille. C'est merveilleux de dormir, sachant que personne ne viendra me chasser ou m'emporter dans une remise obscure. Sachant que je suis respectée comme si j'étais un humain, ayant les mêmes droits que tous les autres dans la maison. Avec un soupir de contentement, je me roule en boule et ronfle sans doute un peu fort.
"FIFI ! Mamie Greywhiskers ! Sors de ce lit ! Le Guv veut se coucher." "Ku, ne fais pas ta chipie. Fifi a PARFAITEMENT le droit de rester sur le lit. Maintenant ça suffit !" Le Guv avait l'air fâché. Je levai la tête pour mieux entendre et me préparai à sauter sur le plancher. Des mains fermes me maintiennent sur le lit. "Mais non, Fifi. Reste là, tu me tiendras compagnie." Je restai.
Le Lama (pardon, Guv !), était un homme très malade. Quelque temps auparavant, il avait été atteint de tuberculose (c'est de cela qu'un de mes enfants était mort, il y a des années), et bien qu'il ait été guéri, il avait les poumons très fragiles. Il avait eu trois fois une thrombose coronarienne, sans compter toutes sortes d'autres maladies. Comme moi, il avait besoin de beaucoup se reposer. Quelquefois, pendant la nuit, il se levait et arpentait sa chambre, parce qu'il avait mal. Je dormais beaucoup le jour pour pouvoir lui tenir compagnie la nuit. Ma, elle, couchait dans une chambre à l'autre bout de la maison et c'est Miss Ku qui la gardait. Bouton d'Or dormait à l'étage au-dessous. De sa fenêtre, elle pouvait voir la mer d'Irlande, l'horizon et, au matin, le bateau de Liverpool entrer au port de Dun Laoghaire.
Le Guv et moi dormions dans une chambre qui donnait sur la baie de Balscadden. Il restait au lit pendant des heures à regarder le paysage mouvant avec ses puissantes jumelles japonaises. Notre grand ami Brud Campbell avait retiré de la fenêtre le mauvais verre à l'origine en place pour y insérer plutôt une plaque de verre de la plus haute qualité afin qu'il n'y ait pas de distorsion de la vue. Assis ensemble, il me disait tout ce qu'il voyait, mettant le tout sous forme d'images-pensées télépathiques afin que je puisse voir aussi clairement que lui. Il me parlait aussi des braves moines qui avaient jadis essayé de construire une petite église à l'Œil d'Irlande, mais qui avaient finalement été vaincus par les tempêtes.
Miss Ku, elle aussi, me parlait de l'Œil d'Irlande. Elle avait eu le courage d'accompagner le Guv dans une petite barque. Elle avait fait la traversée et avait joué dans le sable de l'île. Elle me parla des chats pirates qui vivaient sur l'île et faisaient peur aux oiseaux et aux lapins. Le Guv ne me parlait pas des chats pirates (peut-être qu'il ne pensait pas que les chats pouvaient tomber si bas), mais il me parlait des contrebandiers humains et pouvait même les nommer. Il se faisait beaucoup de contrebande dans le district et le Guv connaissait la plupart de ceux qui s'y livraient. Il avait même pris beaucoup de photos avec un téléobjectif.
Ma faisait elle aussi de la photographie. Elle transportait partout avec elle, dans son sac à main, un appareil photo. Mais son principal souci était de s'occuper de nous et de maintenir le Guv en bon état aussi longtemps que possible. Elle était tout le temps occupée. Le rôle de Miss Ku, bien entendu, consistait à superviser toutes choses. Elle veillait à ce que personne ne flanche. Elle tenait par-dessus tout à se faire promener en auto.
Quant à Bouton d'Or, elle déployait également une intense activité, aidait à la bonne marche de la maison, aidait le Guv et faisait de longues promenades pour obtenir des idées pour dessiner et peindre. C'est une artiste très douée. Miss Ku et le Guv me l'ont dit, alors je lui ai demandé d'illustrer mon petit livre et Miss Ku me dit qu'elle le fait mieux que n'importe qui. Je voudrais pouvoir voir ses dessins, mais personne ne peut me redonner la vue.
Nous adorions mettre le Guv au lit avant ses crises cardiaques. Nous appelions le bon M. Loftus, qui arrivait aussitôt et bavardait avec le Guv. M. Loftus était très grand et très large et nous l'admirions TOUS énormément. Miss Ku, qui m'a donné la permission de dire qu'elle aime séduire, était amoureuse de lui. Parmi les visiteurs les plus aimés, il y avait Mme O'Grady. Elle venait nous voir pour un oui, pour un non. Elle faisait vraiment partie de la famille. On voyait Brud Campbell moins souvent qu'on l'aurait voulu, car il était très pris, et il était très pris parce qu'il était excellent ouvrier.
Un jour que nous parlions de voyages et en particulier de voyages en avion, Miss Ku raconta (avec des cris de joie !) que lorsqu'ils étaient arrivés d'Angleterre, la compagnie d'aviation ne voulait pas entendre parler de prendre un CHAT dans le même compartiment que les humains. Le Guv avait dit : "Très bien, alors s'ils ne prennent pas mon chat, ils ne m'auront pas non plus. Nous allons retenir un ‘charter’ où nous mettrons tout ce que nous voudrons." Miss Ku pausa pour un effet dramatique et ajouta : "Nous sommes tous montés dans le ‘charter’ et ils avaient une bouteille d'oxygène pour le Guv et il était furieux en arrivant à l'aéroport de Dublin, parce qu'ils voulaient le mettre dans un fauteuil roulant comme un invalide !"
Vous ne pouvez pas savoir quelle bonne chaleur au cœur j'ai ressentie en apprenant cette petite histoire qui prouvait que La Famille considérait Miss Ku — et moi ! — comme de vraies personnes. Nous avons souri, Miss Ku et moi. Le Guv s'est mis à rire et il a dit que nous étions toutes les deux de vraies commères !
Un matin, j'ai dit à Miss Ku : "Mme O'Grady vient souvent nous voir, mais nous ne recevons jamais la visite de M. O'Grady. Pourquoi ?"
"Mon Dieu, a répondu Miss Ku, c'est à cause de son travail. Il donne de l'électricité à toute l'Irlande et, s'il n'en mettait pas dans les fils, comment ferions-nous la cuisine ?"
"Mais, Miss Ku, nous la faisons avec du gaz qu'on apporte toutes les trois semaines dans de grandes bouteilles !"
"Tu m'agaces, Fifi, avec tes remarques puériles, a rétorqué Miss Ku avec aigreur. Tout le monde n'est pas aveugle ici et les gens qui voient se servent de l'électricité, non ? L'aurais-tu déjà oublié ? Tu as eu des yeux autrefois !" Et elle s'est éloignée en haussant les épaules. J'ai été un peu vexée. J'avais en effet oublié ces choses rondes, en verre, qu'on allume et qu'on éteint : les ampoules. Il y avait au salon, chez Madame la Diplomate, un lustre à pendeloques de cristal tout plein de ces ampoules. On l'allumait les soirs de réception. Cela ressemblait à un arbre de Noël.
Ici, en Irlande, le Guv et Ma faisaient de la photo en couleurs. On projetait quelquefois des photos sur un écran, avec une lampe spéciale. Je ne voyais rien, évidemment, mais je m'installais près de la lampe et elle me chauffait le dos. C'était agréable.
Nous n'avions pas le téléphone à Howth. Il paraît que les gens du téléphone irlandais n'avaient pas de ligne à nous donner. Ils auraient tout de même pu faire un effort pour le Guv ! Enfin, ça ne me regardait pas. Nous nous servions du téléphone de Mme O'Grady. Elle nous l'avait offert de bon cœur. Ma aimait BEAUCOUP ‘cette bonne O'G’, comme nous l'appelions. Le Guv aussi l'aimait, mais il était plus souvent en compagnie de M. Loftus. Il le regardait venir par la grande baie qui faisait face à la mer. M. Loftus grimpait la côte de Balscadden, qui était raide. Le Guv l'attendait avec impatience et les deux hommes bavardaient pendant des heures.
Nous étions aussi à l'écoute du monde. Le Guv avait un poste à ondes courtes très puissant. Il pouvait capter les programmes de la Chine, du Japon, de l'Inde — la Police irlandaise et les Casernes de Pompiers ! Je préférais la musique qui nous venait du Siam (ou de la Thaïlande, comme vous voulez), enfin, de la patrie de mes ancêtres. Je battais la mesure avec ma tête et je croyais voir les temples, les champs et les arbres. Je remontais toute l'histoire de mes ancêtres. Certains d'entre eux étaient allés au Tibet, le pays d'où venait le Guv. Nous, les chats, y gardions les temples et les lamaseries. Nous étions entraînés à faire fuir les voleurs, à protéger les joyaux et les objets religieux.
Au Tibet, ceux de ma race étaient presque noirs, à cause du froid intense. On ignore généralement que nous changeons de couleur avec le climat. Dans les pays glacés, nous sommes très foncés, et dans les pays tropicaux, presque blancs. Nos chatons naissent blancs, d'un blanc pur. C'est ensuite qu'apparaissent nos taches caractéristiques. Après tout, nous sommes comme les personnes qui sont, elles aussi, de couleurs différentes telles que blanche, jaune, brune ou noire. Moi, je suis une Siamoise ‘seal point’ tandis que Miss Ku'ei est une Siamoise ‘chocolate point’. Son Père était, en fait, le Champion Chocolate Soldier (Soldat de Chocolat — NdT). Miss Ku avait un pedigree impressionnant. Mes papiers, bien sûr, étaient perdus. Nous en discutions un jour et je lui expliquais combien j'étais triste qu'ils soient restés en France : "Sans mes papiers, je me sens plutôt NUE." "Allons ! Allons ! Fifi, me rassura Miss Ku, je vais en toucher deux mots au Guv et lui demander de détruire mon pedigree. Ainsi, nous serons toutes les DEUX sans papier !" À peine avais-je eu le temps de réagir à cette proposition qu'elle avait descendu l'escalier qui menait à la chambre du Guv. Ce dernier était en train de jouer avec un long tube de cuivre. Il le plaçait contre son œil et prétendait voir les marins sur les bateaux de pêche tout au loin. Je les entendis tous les deux parler avec animation. "Si tu y tiens si fort, disait le Guv, je vais le faire. Tu as toujours été un peu folle !" Il se dirigea vers son secrétaire, l'ouvrit. J'entendis un froissement de papiers, le petit bruit d'une allumette qu'on frotte. Une odeur de papier brûlé me vint aux narines. Puis il y eut le cliquetis d'une paire de pincettes : le pedigree de Miss Ku était retourné au néant. Cette dernière me rejoignit et, me donnant une petite tape : "Maintenant, nous n'avons plus de pedigree ni l'une ni l'autre et c'est bien égal au Guv et à Ma ; NOUS sommes LEURS enfants."
Un merveilleux parfum emplit l'air. Je fronce le nez. J'éternue. "Fifi ! Fifi, où es-tu ?" C'est la voix de Ma qui m'appelle. Je me dirige vers la cuisine d'où provient le parfum admirable. "C'est du homard, Fifi, viens goûter !"
Notre cuisine est dallée de pierre. Il paraît que, sous l'une des dalles, s'ouvre un passage qui mène directement aux grottes au-dessus desquelles est bâtie la maison. J'ai toujours peur qu'un pirate ou un contrebandier caché dans ces grottes n'ait un jour l'idée de pousser la dalle et d'entrer par la cuisine. Mais Ma m'a appelée et je suis attirée par une odeur appétissante. Une Chatte Siamoise née en France est forcément gourmande. J'entre donc dans la cuisine. Ma me tire les oreilles avec affection et me conduit à mon plat de homard. Miss Ku est déjà au sien. "Vas-y, Fifi ! Tu picores comme une vieille poule irlandaise !" Bien sûr, je ne suis jamais vexée de ce que Miss Ku me dit, elle a un cœur aussi bon que la viande de crevette la plus pure et elle m'a prise avec joie dans sa maison, moi, une mourante, une étrangère démunie. Malgré toute sa sévérité, malgré toutes ses manières autocratiques, c'est une personne qu'on ne peut qu'aimer.
Le homard est délicieux ! Il a été pêché tout près d'ici. C'est un cadeau que le Guv nous a fait. Lui-même n'en mange jamais. Il trouve que c'est dégoûtant, mais il est tout prêt à en acheter pour nous faire plaisir. "Tu te souviens des crevettes, Fifi ?" demande Miss Ku. Ah ! si je m'en souviens ! Le jour où le Guv et Ma m'ont amenée chez eux j'étais affamée, mais trop faible pour avaler. "Donne-lui une boîte de crevettes", avait dit alors le Guv. On a ouvert la boîte, mais j'étais incapable de réagir. Alors le Guv a délicatement saisi une crevette entre le pouce et l'index et l'a placée entre mes babines. Jamais aliment plus céleste n'a été proposé à une chatte siamoise mourant de faim. En un clin d'œil, j'avais nettoyé la boîte de crevettes. J'en rougis encore quand j'y pense !
"Fifi ! dit Miss Ku, le Guv nous emmène en promenade. On va passer devant le cottage où tu as vécu. Non, Fifi, ne t'évanouis pas, nous ne ferons que PASSER devant." Et Miss Ku me plante là et se dirige vers le garage pour aider le Guv à sortir la voiture. Moi, je reste auprès de Ma et je lui tiens compagnie pendant qu'elle s'habille ; ensuite, je vais m'assurer si Bouton d'Or a bien fermé la grille du jardin.
Nous partons. La voiture descend la colline, passe sous le viaduc, prend la route de Sutton (où un autre vieil ami, le Dr Chapman, réside). Les milles (km) se succèdent, nous sommes à Dublin. Pendant tout le trajet, Miss Ku n'a pas cessé de donner des conseils au Guv : "Accélère ! Ralentis ! Attention au tournant !" Maintenant, elle me décrit Dublin : "Voici la gare de Westland Row. À présent, nous entrons dans Nassau Street. Ralentis, Guv, que je mette Fifi au courant. Nous avons habité cette rue, Fifi, face au Trinity College. Tiens, voici St Stephen's Green. C'est un parc. J'y suis allée. Il y a des canards. Attention, Guv, le gardien du parc nous regarde !" Le commentaire de Miss Ku se poursuit. On dirait un guide. Nous laissons derrière nous les derniers faubourgs de la ville. Guv presse sur une pédale, la voiture va plus vite. C'est de nouveau la campagne.
Nous sillonnons des routes de montagne ; nous passons devant ce que Miss Ku nomme un ‘réservoir’. D'après ce qu'elle m'explique, ce doit être une sorte d'abreuvoir où les Dublinois vont boire. Nous arrivons devant le cottage. La voiture s'arrête. Le Guv jette sur moi un regard oblique et, voyant ma panique, repart rapidement. Je respire avec soulagement, ayant encore un peu peur d'être rendue à la vieille parce que je suis moi-même vieille, infirme et inutile. Pour montrer ma joie je ronronne et lèche la main de Ma. "Grands dieux ! Fifi, s'écrie Miss Ku, un peu plus et tu perdais connaissance ! A-t-on idée de se mettre dans des états pareils ! Voyons, Fifi, du cran, ma vieille ! Personne ici n'a l'intention de t'abandonner. TU ES UN MEMBRE DE LA FAMILLE !"
La promenade s'acheva par une course effrénée dans les bruyères. Miss Ku et moi jouions à cache-cache lorsque soudain Ku aperçut un animal étrange. Le Guv dit que c'était un mouton. Je ne voyais rien mais je sentis une odeur laineuse. Un peu plus tard, nous passions devant le phare de Bailey. Une corne de brume, au loin, meuglait comme une vache qui vèle. Un tramway passa dans un cliquetis de ferraille. "Arrêtons-nous devant la poste, dit Ma. Il doit y avoir des paquets pour nous."
Miss Ku me dit alors qu'on avait des nouvelles de mes deux chatons. Ils allaient bien, leur museau et le bout de leur queue étaient, paraît-il, tout noirs à présent. Je soupirai d'aise. La vie m'était clémente. Mes enfants étaient heureux et réunis. Ils étaient les derniers que je porterais jamais et je pouvais être fière et heureuse de leur bonheur.
"Bonjour la compagnie, dit Pat le Facteur. Le Guv en a de la correspondance aujourd'hui. J'en ai mal au dos d'avoir charrié tout ça jusqu'en haut de la colline."
Pat le Facteur était un vieil ami. Combien de fois le Guv ne l'avait-il pas ramassé en chemin et conduit en voiture pendant sa tournée ! Pat savait tout et connaissait tout le monde dans le district et nous prenions grâce à lui beaucoup de la couleur locale. Je reniflais les revers de son pantalon et j'y reconnaissais l'odeur de tous les chemins qu'il avait parcourus. J'étais capable de dire aussi quand Pat avait bu un petit verre de trop pour se réchauffer.
Ma prenait le courrier et je montais sur le lit du Guv pour l'aider à le lire. C'est vrai qu'il y en AVAIT des lettres, ce matin ! Elles venaient du Japon, de l'Inde, de l'Allemagne. Une lettre de — Dublin. J'entendis le bruit d'une enveloppe qu'on déchire, de la feuille qu'on sort. "Hum, dit le Guv, les contrôleurs des Contributions irlandais ne valent pas mieux que les Anglais. Ces impôts, c'est du vol organisé. Nous n'avons pas les MOYENS de rester en Irlande." Il sombra dans un morne silence. Ma se précipita vers le lit, Bouton d'Or grimpa l'escalier pour savoir ce qui se passait. "Je n'en reviens pas, dit le Guv. Pourquoi les Finances irlandaises n'essayent-elles pas d'attirer des gens comme nous dans leur pays, au lieu de les chasser par des impositions excessives et sauvages ? Nous dépensons beaucoup ici, mais les Contributions ne sont jamais satisfaites. On dirait qu'elles veulent à la fois ‘garder leur gâteau et le manger’. Nous autres, écrivains, sommes taxés plus durement que n'importe quelle autre catégorie professionnelle."
Je hochai la tête en signe de sympathie. Le Guv voulait devenir citoyen irlandais. Il ADORAIT les Irlandais — tous les Irlandais, à l'exception des contrôleurs des Contributions. Ce corps de fonctionnaires lui paraissait particulièrement puant, tellement déraisonnable, tellement AVEUGLE. Le Guv allongea le bras et tritura l'une de mes oreilles : "Si ce n'était pas à cause de vous, les chattes, nous irions à Tanger ou en Hollande, ou dans quelque autre pays où nous serions mieux accueillis. Mais tu es vieille, Fifi, et je ne veux pas t'imposer des voyages aussi fatigants."
"Tout ça, c'est des histoires, Guv, répondis-je. J'en supporterai autant que tu voudras, et plus encore. Mon cœur est solide !"
"Oui, Fifi, dit-il en me caressant le poitrail. Ton cœur est solide. Tu es une brave grand-mère."
Je répliquai : "Toi et moi, nous mourrons peut-être en même temps et ainsi nous ne serons pas séparés. Ce serait de la CHANCE !"
Nous fûmes tous un peu maussades le reste de la journée. Il était évident qu'il était vain d'essayer de vivre en Irlande si le Percepteur nous prenait tout notre argent. Nous avions déjà assez d'ennuis comme cela : les journalistes nous harcelaient sans cesse. Ils observaient parfois la maison avec des lunettes d'approche, braquant des miroirs sur les fenêtres de la chambre à coucher. Les journaux avaient publié des mensonges sur le Guv sans jamais lui permettre de donner SA version des choses. Le Guv considère les journalistes comme le rebut de l'humanité. Je le sais, je le lui ai entendu dire assez souvent ! D'après ce que Miss Ku m'a raconté, je me rends compte que cette opinion est pleinement justifiée.
"Je vais chez Mme O'Grady pour téléphoner à Brud Campbell, dit Ma. Quelqu'un a forcé la serrure de la grille, il faut la réparer."
"Ce sont probablement des touristes qui ont fait cela. Brud m'a dit que son Père avait eu des campeurs dans son jardin de devant."
Ma sortit sur la route à l'instant même où Miss Ku m'appelait de la cuisine pour me prévenir qu'un bon déjeuner nous y attendait. Je descendis l'escalier. "Viens, Fifi, dit Miss Ku. J'ai persuadé Bouton d'Or de nous servir tout de suite pour que nous puissions aller au jardin pour voir si les fleurs poussent bien. Elle a un peu grogné, mais, finalement, elle s'est laissé faire. Régalons-nous." J'étais toujours prête à me ‘régaler’. J'ADORAIS manger et j'avais toujours pensé qu'il fallait se nourrir pour être fort. Je pesais maintenant sept bonnes livres et ne m'étais jamais sentie mieux. Je me dirigeais également partout sans la moindre difficulté ! Le Guv m'avait appris à le faire.
"Tu es une vieille andouille, Fifi, avait-il dit. Tu es aveugle, c'est vrai, mais dans l'astral, tu ne l'es plus. Pourquoi alors, lorsque tu te reposes, ne vas-tu pas faire un petit tour dans l'astral pour voir si un objet quelconque n'a pas été déplacé ? Dans l'astral, il t'est facile de te promener où tu veux. Vous autres, chats, vous ne savez pas vous servir de l'intelligence qui vous a été donnée." Plus je pensais à ce qu'il m'avait dit, plus l'idée me plaisait. Je cultivai donc l'habitude de voyager dans l'astral toutes les fois que je me reposais. Maintenant, je ne me fais plus ni bosses, ni écorchures ; je connais l'emplacement de tous les obstacles.
"Brud est là", annonça Ma. Ku et moi, nous sommes ravies. Nous allons pouvoir aller au jardin. Le Guv va toujours parler à Brud Campbell quand il travaille. Nous nous ruons vers la porte. Miss Ku dit au Guv qu'il devrait prendre un tonique parce qu'il marche bien LENTEMENT.
"Lentement ? dit-il. Attends un peu que je t'attrape !"
Au début, la disposition de la maison m'avait rendue perplexe. On entrait par l'étage supérieur et le rez-de-chaussée se trouvait au-dessous du niveau de la route. Miss Ku m'avait expliqué : "Nous sommes posés sur le flanc de la falaise comme des poules en train de couver. La falaise tombe à pic depuis la route et il y a un petit mur pour empêcher les gens de tomber. D'ailleurs, cette maison comportait deux appartements que nous avons réunis en un seul !" La maison et le jardin étaient vastes. Il y avait deux jardins. Un de chaque côté de la maison. Autrefois, les locataires d'en haut avaient le jardin de droite et les locataires d'en bas, celui de gauche. Nous, nous avions les deux. Les arbres avaient des branches basses où j'aurais aimé grimper, mais on ne me laissait jamais sortir seule de peur que je ne tombe de la falaise ou, étant montée sur un arbre, que je n'en dégringole.
Bouton d'Or prenait son bain de soleil dans le jardin, ce qui donnait à ses cheveux jaunes la couleur d'un poussin nouveau-né ; c'est du moins ce que disait Miss Ku. Nous aimions bien qu'elle soit dans le jardin, parce qu'elle nous oubliait complètement. Nous pouvions alors nous livrer à des explorations. Un jour, je m'aventurai sur la paroi de la falaise et tentai de descendre. Miss Ku alla vite chercher Le Guv, qui vint à la rescousse.
Nous devions prendre des précautions pour une autre raison encore, lorsque nous sortions dans le jardin : il y avait toujours autour de la maison des gens qui essayaient de prendre des photographies du Lama. Des voitures s'alignaient le long des murs du jardin et des curieux y grimpaient pour apercevoir l'endroit où vivait Lobsang Rampa. Un après-midi d'été, le Guv vit de sa fenêtre des dames qui pique-niquaient sur la pelouse ! Elles furent bien vexées quand il sortit et les mit à la porte. La plupart des habitants des sites pittoresques de Howth avaient d'ailleurs les mêmes ennuis. Les touristes sans gêne estimaient qu'ils pouvaient entrer partout, causer autant de dégâts qu'ils le voulaient et laisser le soin à d'autres de ramasser leurs déchets.
"Fifi, je viens d'entendre parler le Guv et Ma. Où est-ce, le Maroc ?"
"Le Maroc ? Il doit s'agir de Tanger, un endroit dans la région Méditerranéenne. J'y suis allée autrefois avec Madame la Diplomate. Nous avons même failli nous y installer. C'est chaud, ça sent mauvais et même les poissons sont des contrebandiers !" Oh oui, je connais l'endroit ! On m'y a emmenée par bateau de Marseille et j'ai eu le mal de mer tout au long du voyage. À cette époque-là, je voyais clair et les indigènes à l'air farouche dans leurs grandes robes m'avaient fait très peur. Pourvu que nous n'allions pas à Tanger !
Miss Ku et moi dormîmes toute la journée. Le Guv et Ma s'étaient rendus à Dublin et Bouton d'Or en avait profité pour faire le ménage de sa chambre. Sachant que nous n'avions pas le droit de sortir, nous nous mîmes à voyager dans l'astral. Il m'arrivait aussi d'avoir des cauchemars dans lesquels, par exemple, je me retrouvais suffocante, enfermée dans une boîte au milieu des bagages d'un aéroport. Quand je me réveillais, je comprenais que tout cela faisait partie du passé. Souvent, la nuit, le Guv me prenait dans ses bras en disant : "N'aie pas peur, tu es ici près de moi et tu y resteras jusqu'à la fin de ta vie." Alors, je ronronnais et je me rendormais. Mais les cauchemars recommençaient !
"Fifi ! Ils sont revenus, ils montent la colline !" Miss Ku tourna sur elle-même et me fit la course jusqu'à la porte d'entrée. Nous y arrivâmes en même temps que la voiture. Miss Ku y monta pour aider le Guv à la mettre au garage, puis elle revint en passant le long du mur pour s'assurer que les escargots n'étaient pas en train de manger le ciment. Elle sauta par-dessus la barrière et cria : "Ouvrez-nous la porte !" mais le Guv la devança, mit la clé dans la serrure et ils entrèrent.
"Eh bien ! dit Bouton d'Or, quand nous fûmes tous assis, qu'est-ce qui s'est passé ?"
"Du temps perdu, dit le Guv. Nous sommes allés à l'Ambassade du Maroc, mais le secrétaire y a mis de la mauvaise volonté. Nous n'irons PAS à Tanger."
Il y eut un silence. La nouvelle me faisait plutôt plaisir.
"Nous avons vu le Vétérinaire et sa femme à Dublin, dit Ma. Ils vont venir prendre le thé avec nous demain."
Je me renfrognai. Le Vétérinaire irlandais était très gentil, mais aucun vétérinaire, si bon soit-il, n'est bien vu de sa clientèle féline. Miss Ku fronça les sourcils : "Demain, il faudra nous cacher. Qui sait ce que cette visite nous réserve." La Famille continua à discuter ce qu'il fallait faire, où aller. En attendant, nous descendîmes à la cuisine pour prendre notre goûter.
Monsieur le Vétérinaire irlandais et Madame arrivèrent en effet le lendemain. Nous l'aimions bien, au fond, mais ses vêtements sentaient l'animal malade et les médicaments. Monsieur le Vétérinaire s'intéressa au grand télescope avec lequel le Guv regardait la ligne d'horizon. Miss Ku et moi étions cachées sous un fauteuil dont les franges nous dissimulaient et nous écoutions la conversation.
"Fifi se remet très bien", dit le Guv.
"C'est bien vrai", répondit le Monsieur le Vétérinaire.
"Croyez-vous qu'elle supportera un voyage à Cork ou à Belfast ?"
"Elle supportera tout, tant qu'elle saura qu'on l'aime. En tout cas, elle est en meilleure santé que vous !"
Les deux hommes se rendirent au jardin et installèrent le télescope. Miss Ku, cachée derrière la fenêtre, les observait. "Ils regardent un cargo, Fifi", dit Miss Ku. Puis soudain : "CACHONS-NOUS, ils arrivent !" J'entendis un grattement de pieds sur le paillasson et les deux hommes entrèrent.
"Avez-vous vu les chattes, aujourd'hui ?" demanda le Guv.
"J'ai vu le bout de leur queue disparaître au coin du salon", dit Monsieur le Vétérinaire. Et il ajouta : "Je suis très content de Fifi. Elle a été très bonne mère. Je suis allé examiner ses chatons. Ils sont magnifiques."
Je fus très flattée et me mis à ronronner de plaisir.
"Tais-toi, vieille folle ! siffla Miss Ku. Ils vont t'entendre !"
Cette nuit-là, le Guv fut malade, plus encore que d'habitude. Je me demandais s'il souffrait du même genre de maladie que celle que j'avais eue et je fis part de mes craintes à Miss Ku, qui se moqua de ma naïveté : "Mais non, Fifi, le Lama n'a pas d'ovaires !"
Le lendemain, le Guv s'en fut voir un grand Spécialiste irlandais. On avait fait venir un taxi, car il était trop fatigué pour conduire lui-même.
Le spécialiste habitait Dublin.
Ce jour-là, le temps passa très lentement. Nous étions très soucieuses, Miss Ku et moi. Enfin, au soir, Miss Ku reconnut la première le bruit d'un moteur qui peinait pour monter la côte. Le chauffeur changea de vitesse, accéléra, puis ralentit et stoppa devant la porte. Ma et le Guv entrèrent. Le Guv était plus pâle et plus usé que d'habitude. Nous nous étions mises de côté pour ne pas le gêner, mais le Lama, malade ou non, trouvait toujours le temps et l'énergie de se baisser pour parler à ‘ses enfants’. À la façon dont il me caressa, je me rendis compte que ses mains manquaient de vitalité et j'en fus moi-même malade de tourment. Lentement il entra dans sa chambre et se mit au lit. Cette nuit-là, Miss Ku et moi, nous nous sommes relayées pour veiller avec lui.
Oui, je sais que beaucoup de personnes vont rire et dire que les ‘animaux’ n'ont aucun sens, aucune raison, aucun sentiment pour les autres, mais les personnes sont des animaux aussi bien ! Miss Ku et moi comprenons tout ce qui est dit et ce qui est pensé. Nous comprenons les humains, mais les humains ne nous comprennent pas, n'essayent même pas, préférant nous considérer comme des ‘créatures inférieures’, ‘des bêtes’, ou choses semblables. En fait, nous autres, nous ne nous faisons pas la guerre et nous ne tuons que pour nous nourrir. Nous ne torturons pas notre prochain et nous ne le mettons pas dans des camps de concentration. Nous — Chats Siamois — avons probablement le quotient intellectuel le plus élevé de tous les animaux. Nous sentons, nous aimons et avons souvent peur, mais ne haïssons jamais. Les humains n'ont jamais le temps d'étudier notre intelligence, trop occupés qu'ils sont à gagner de l'argent par tous les moyens qui se présentent, honnêtes ou malhonnêtes. Le Guv nous connaît aussi bien qu'il se connaît lui-même. Il peut nous parler par télépathie aussi facilement que Miss Ku et moi nous parlons. Comme dit le Guv, les humains et les animaux se parlaient par télépathie, il y a très, très longtemps, mais l'Humanité a abusé du privilège et a ainsi perdu le pouvoir. Les animaux ont encore ce pouvoir.
Les semaines passèrent, le Guv n'allait pas mieux. On parlait maintenant de clinique et d'opération. Il devenait de plus en plus pâle et avait besoin de plus en plus de repos. Miss Ku et moi étions devenues très tranquilles, pleines d'égards, et nous ne demandions pas à aller au jardin. Nous nous lamentions en secret et tentions de cacher nos craintes au Guv.
Un matin, après le petit déjeuner, alors que j'étais assise sur le lit avec lui et que Miss Ku, à la fenêtre, disait aux mouettes de faire un peu moins de bruit, le Guv se tourna vers Ma et dit : "Lis cet article. Il paraît qu'au Canada on accueille TOUS ceux qui désirent y entrer. Apparemment, ils ont besoin d'Écrivains, d'Artistes, de Médecins. C'est peut-être un pays pour nous, qu'en penses-tu ?" Ma lut l'article : "C'est bien JOLI, mais je n'ai pas confiance dans ce genre d'article. D'ailleurs, je croyais que tu voulais aller en Hollande ? De toute façon, tu ne te portes pas encore assez bien !"
"Nous ne pouvons rester ici, dit le Guv. Les impôts sont trop lourds. Sheelagh !" Il s'adressait à Bouton d'Or. Le Guv, selon la coutume Orientale, consultait toujours tous les membres de la famille. "Sheelagh, reprit-il, que penses-tu du Canada ?" Bouton d'Or le regarda comme s'il était devenu fou. Miss Ku, qui commentait au fur et à mesure tout ce que je ne voyais pas, dit dans un murmure : "Bouton d'Or croit qu'il est si malade qu'il ne sait plus ce qu'il dit. Le Canada ? le CANADA ? JUSTE CIEL !"
Plus tard dans la matinée, le Guv se leva et s'habilla. Je sentais qu'il ne savait quoi faire. Il appela Miss Ku, me posa sur son épaule et sortit dans le jardin. Il descendit le sentier qui menait au bord de la falaise. "J'aimerais rester ici jusqu'à la fin de mes jours, mes chattes, dit-il, mais les hommes du Fisc ici font des demandes si exorbitantes qu'il nous FAUT déménager pour vivre. Aimeriez-vous aller au Canada ?" "Bon sang, Guv, nous irons partout où tu voudras", répondit Miss Ku. "Oui, je suis assez bien pour voyager, dis-je, je suis prête à aller n'importe où, mais tu n'es pas assez bien."
Le soir même, le Guv retourna chez son docteur, le Spécialiste irlandais. Il en revint très tard et je compris que les nouvelles étaient mauvaises. Cependant il parla encore du Canada. "Le Ministère du Travail du Canada a mis des annonces dans les journaux, dit-il. Écrivons pour avoir de plus amples détails. Quelle est l'adresse de l'Ambassade ?" "Merrion Square", dit Bouton d'Or.
Quelques jours plus tard, des liasses de dépliants nous parvinrent des Canadiens de Dublin. La Famille se mit à étudier la documentation. "Ils promettent beaucoup de choses", dit le Guv. "Oui, mais ce n'est que de la publicité", dit Ma. "Pourquoi ne pas aller directement à l'Ambassade ?" dit Bouton d'Or. "Bonne idée, répliqua le Guv. Nous devons être tout à fait sûrs que les chattes seront admises. S'il y a une quarantaine ou quelque chose de ce genre, j'abandonne l'idée. La quarantaine est une chose diabolique."
Le Guv et Ma retournèrent à Dublin. Le temps une fois de plus passa très lentement ; il en est toujours ainsi lorsque l'avenir est incertain et que ceux qu'on aime sont absents. Lorsqu'ils revinrent : "Ah ! la paperasserie, la paperasserie ! dit le Guv. Pourquoi ces petits fonctionnaires sont-ils toujours aussi déplaisants ? J'aimerais mettre certains de ces types sur mes genoux et leur donner une bonne fessée." "Tu n'as pas besoin de faire attention à eux, dit Ma. Ce ne sont que des employés. Ils ne sont pas responsables." Miss Ku murmura : "C'est qu'il ferait comme il le dit, le Patron ! Il a des bras beaucoup, beaucoup plus forts que ceux des Occidentaux et il a dû beaucoup se battre ! Ça m'amuserait de le voir leur donner la fessée !"
Le Guv, en effet, était grand. Quand nous étions assises sur ses genoux, Miss Ku et moi, il y avait encore de la place pour beaucoup d'autres. Il pesait près de deux cent trente livres (104 kg) mais c'était tout muscles et tout os. J'aime les hommes grands. C'est peut-être parce que, dans mon enfance, je n'ai pas été assez nourrie pour atteindre mon plein développement.
"Nous avons rempli tous les formulaires. On nous a pris nos empreintes digitales, que sais-je encore ! dit le Guv à Bouton d'Or. Demain, c'est toi que j'emmène. C'est en tant que fille adoptive que tu nous accompagnes, sinon tu devrais disposer d'une certaine somme d'argent, d'un garant, ou de quelques autres âneries. Les Canadiens que nous avons vus jusqu'à présent semblent être très enfantins." "Tu oublies de dire que nous devrons tous subir un examen médical", dit Ma. "Oui, nous demanderons à Mme O'Grady de rester avec les chattes. Je ne veux les laisser seules pour rien au monde. Elles représentent plus pour moi que le Canada tout entier."
Le déjeuner était prêt. C'était le plus important. J'ai toujours pensé qu'on discutait beaucoup plus calmement les choses après un bon repas. Nous vivions bien. Rien n'était trop bon pour nous, les chattes. Miss Ku avait — et a toujours — un appétit d'oiseau et prenait le plus grand soin de sa ligne ; c'était en vérité une très élégante et charmante jeune femme chat.
"Hé ! Voilà Mme O'Grady qui passe devant chez nous", annonce le Guv.
Ma sort rapidement et la prie d'entrer. Pendant ce temps, Ku et moi nous descendons pour voir si Bouton d'Or est au jardin. Nous avons l'intention de la rejoindre et de déraciner quelques plantes pour voir si elles poussent bien par en dessous. Miss Ku, en outre, compte visiter la maison du lapin. C'est un trou creusé dans la falaise. Souvent, pendant la nuit, il sort, passe devant nos fenêtres et se fiche de nous parce que nous sommes enfermées. Il serait temps d'aller lui dire deux mots au sujet de ses manières impolies. Malheureusement, Bouton d'Or n'est pas au jardin et la porte est close. Nous sommes donc obligées de nous asseoir dans un coin de la chambre. Nous nous ennuyons en silence et avec dignité.
Le lendemain, branle-bas de combat. Le Guv nous fait sortir de bonne heure pour nous permettre de nous expliquer avec le lapin. Nous lui crions quelques injures bien senties. Il les a méritées. Ensuite, nous nous faisons les griffes sur un tronc d'arbre. Nous prenons un bon bain de poussière au fond du jardin, en ayant soin de faire pénétrer les grains dans les poils de nos fourrures. Traitement de beauté qui doit être suivi au moins une fois par semaine. Après cela, cinq minutes de course folle. Je ne quitte pas Miss Ku, parce qu'elle me guide et m'annonce les obstacles. En fait, je les connais tous par cœur.
"Allez, les sauvages, on rentre !" dit le Guv. Il prend son air le plus terrible et fait mine de nous courir après. Nous faisons semblant d'avoir peur et tout le monde est content. "Vite ! VITE ! Fifi, crie Miss Ku. On vient de livrer une caisse d'épicerie et elle est pleine de nouvelles !" Je m'empresse de la suivre à la cuisine. Je flaire, en effet, dans la caisse, tous les derniers potins du village.
La Famille est prête à partir. Le Guv nous dit au revoir et nous recommande de prendre bien soin de Mme O'Grady. "Soyez tranquilles, nous la protégerons. Faut-il mettre la chaîne de sûreté à la porte ?" répond Miss Ku. Mme O'Grady, qui a apporté son ouvrage, s'installe dans la chambre qu'on lui a réservée. Nous en profitons pour faire tout ce qui nous est défendu quand la Famille est là. Nous entrons dans toutes les pièces de la maison, furetons dans tous les coins, de la cave au grenier. D'un coup de patte nous faisons tomber par terre le presse-papiers du Guv. Il est lourd et rebondit sur le parquet avec un grand bruit. Puis nous allons surveiller les activités de Mme O'Grady, mais, par discrétion, nous marchons exprès sur les lames de parquet qui craquent, pour qu'elle ne se sente pas épiée. Nous avons beau faire, le temps traîne. On a même l'impression que les heures tournent à l'envers. Je pense aux absents et demande à Miss Ku pour la millième fois : "Crois-tu qu'ils vont bien ?" "Bien sûr, quelle question ! Ils doivent seulement se faire examiner par un docteur et faire radiographier leurs poumons. Ça ne fait pas mal, une radiographie." Je sens tout de même, à sa voix, que Miss Ku est un peu nerveuse.
Nous ne pouvons faire face à la nourriture. La nourriture n'a jamais pris la place de l'amour ! Comme je me tourmente, je me souviens de ce que ma Mère me disait : "Allons allons, Fifi, m'avait-elle dit, garde ton calme en toutes circonstances. L'inquiétude n'a jamais résolu un seul problème ; si tu es tout occupée à t'inquiéter, tu n'as pas le temps de penser au moyen de sortir d'une difficulté." "Penses-tu qu'ils vont bien, Fifi ?" me demande Miss Ku. "Oui, Miss Ku, que je lui dis, ils sont sûrement sur le chemin du retour maintenant." Cette constatation nous donne envie de monter voir si Mme O'Grady n'a besoin de rien. Au moment où nous nous disposons à lui prouver notre affection, la porte d'entrée s'ouvre bruyamment. La Famille est de retour ! Nous l'accueillons avec des cris de joie.
L'hôpital avait eu tôt fait de découvrir les cicatrices du Guv, avait eu tôt fait de découvrir qu'il avait eu la tuberculose et une myriade d'autres affections. "Je vais vous signer un certificat attestant qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que vous entriez au Canada, avait dit le docteur de l'hôpital. On a besoin, là-bas, de gens qui aient votre niveau d'instruction et vos capacités."
Des jours passèrent. Le Guv reçut une lettre l'autorisant à se rendre au Canada, à condition qu'il signe ceci, cela, qu'il se présente devant la Commission de Santé à son arrivée, etc. Le Guv, qui a une sainte horreur de la bureaucratie, dut faire un effort pour ne pas jeter au panier toute cette paperasse inutile. Il se contenta, malheureusement (comme nous pensons maintenant), de tout signer avec un haussement d'épaules.
"Comment allons-nous faire voyager les chattes ?" demanda Ma. "Les chattes prendront l'avion avec nous ou bien AUCUN de nous ne partira. J'en ai ASSEZ de tous ces Règlements stupides !" dit le Guv. Pendant des jours, ils contactèrent toutes sortes de compagnies d'aviation dans l'espoir d'en découvrir une qui nous permettrait de voyager avec la Famille, au lieu d'être enfermées dans une lugubre soute à bagages. Finalement, une compagnie suisse, la Swissair, accepta, à la condition que le Guv et la Famille voyagent en première classe et paient un TARIF BAGAGES pour Ku et moi. Autre condition : nous ne monterions dans l'avion qu'au jour où il y aurait le moins de voyageurs inscrits. Le Guv, qui avait insisté sur le fait qu'il ne se séparerait pas de nous pour tout l'or du monde, paya tout ce qu'on voulut. Nous devions atterrir à New York (aéroport d'Idlewild), au lieu d'aller directement à Montréal, comme il en aurait été si nous avions pris une ligne canadienne. La question était de savoir si la ligne américaine qui nous mènerait ensuite de New York à Détroit accepterait de nous transporter, nous, les chattes, dans les mêmes conditions que la Swissair. Le Guv craignait, si tous les arrangements n'étaient pas faits avant le départ, que nous ne soyons immobilisés à New York. Notre voyage étant organisé par un Agent de Voyage à Dublin, le Guv le chargea de se renseigner de façon certaine pour la ligne américaine et s'ils étaient d'accord, réserver et payer les tarifs de première classe de New-York à Détroit, et louer une voiture pour passer la frontière américano-canadienne jusqu'à Windsor, où nous allions vivre.
Nous apprîmes avec un ouf ! de soulagement que la compagnie aérienne à New York ne voyait pas d'inconvénient à nous laisser voyager avec la Famille. Tout était donc réglé. Il ne restait plus au Guv qu'à se rendre une fois de plus à l'Ambassade pour y présenter des papiers prouvant qu'il avait assez d'argent pour vivre au Canada avant d'y trouver du travail, ce qu'il fit. "Avez-vous le certificat du vétérinaire attestant que vos deux chats sont en bonne santé ?" demanda un employé. Le Guv lui tendit les papiers. Il n'y avait plus aucune paperasse à exiger. Les fonctionnaires, comme à regret, donnèrent donc à la Famille l'autorisation d'entrer au Canada en tant que ‘immigrants reçus’. Tous les papiers en ordre, le Guv et Ma rentrèrent, complètement éreintés, chez nous à Howth.
"Maintenant, les Siamoises, il faut que je vous prévienne : nous allons être obligés de vous mettre dans vos paniers au départ. Dès que l'avion sera en vol, vous pourrez sortir et vous asseoir à côté de nous. Compris ?"
"Compris, Guv, dit Miss Ku. Mais c'est bien vrai ? Nous aurons le droit de sortir ? Parole de Lama ?"
"Parole de Lama ! Cessez de vous tourmenter. Cet arrangement m'a coûté assez cher !" Il se tut un instant. "D'ailleurs, vous valez bien ça !"
Le Vétérinaire irlandais connaissait des personnes aveugles qui fabriquaient des paniers. Le Guv en commanda un pour chacune de nous. Ils étaient immenses et nous avions de la place pour remuer. Pour nous y habituer, on nous fit coucher dedans pendant une semaine. C'était très amusant.
L'état de santé du Guv empira. Le bon sens aurait dû le faire renoncer à ce voyage. Le Guv, au contraire, retourna chez le grand Spécialiste irlandais, qui lui prescrivit je ne sais quel traitement capable de le faire ‘tenir’. Il devait prendre des heures de repos de plus en plus nombreuses. Sachant ce que c'est que d'être âgé et malade, je redoutais le pire. Le Guv avait traversé de durs moments dans sa vie et connu bien des souffrances. À présent, il en subissait les conséquences. Miss Ku et moi le soignions de notre mieux.
"Comment nous rendrons-nous à Shannon ?" demanda Bouton d'Or. "PAS par le train, en tout cas, répondit le Guv. Nous devrions changer à Limerick et je ne m'en sens pas la force. Toi et Ma, vous irez à Dublin et tâcherez de louer un Minibus dans un garage." "Nous partirons un jour plus tôt, répondit Ma, parce qu'il faut que tu prennes du repos avant de monter dans l'avion. Ce sera préférable pour les chattes aussi."
Laissant le Guv sous notre surveillance, les deux dames s'en furent. À leur retour, elles dirent que le problème était résolu. Un Minibus viendrait nous prendre. Son chauffeur devait justement aller chercher des touristes américains à Shannon.
Nos préparatifs de voyage s'effectuèrent dans le plus grand secret, car les reporters des journaux étaient toujours à l'affût. Je me souviens, par exemple, du jour où le Guv était allé voir le grand Spécialiste pour la première fois. Un journaliste l'avait abordé et lui avait posé des tas de questions impertinentes. Le Guv était toujours stupéfait de l'attitude des gens de la Presse, qui semblaient croire qu'une sorte de droit divin les autorisait à poser des questions. Des ‘commères payées’ qu'il les appelait et il les aurait volontiers précipités du haut de la falaise.
"Hé ! Lapin irlandais ! Nous partons en voyage. Tu es prié de ne pas saccager le jardin en notre absence." Monsieur Lapin ne répond pas. Miss Ku doit se contenter de souffler très fort dans le terrier pour lui faire peur. Puis elle grimpe sur la falaise et lève les yeux vers le ciel : "Oiseaux ! Oiseaux ! crie-t-elle à tue-tête, demain nous aurons des ailes comme vous ! Demain nous volerons plus haut que vous !" "Chut, Miss Ku ! C'était un secret. Maintenant que Monsieur Lapin et les oiseaux savent, tout le monde va savoir !" Miss Ku, soudain, se raidit : "DÉTALONS, Fifi, voilà le Vétérinaire. Il est venu nous nettoyer les oreilles et il n'y a rien au monde de plus horrible !" Nous nous engouffrons dans le petit escalier qui mène à la cave à charbon. Quelques minutes plus tard, estimant le danger passé, nous nous hasardons à sortir. Des voix nous parviennent. D'abord celle de Monsieur le Vétérinaire : "Un tranquillisant. Donnez-leur un comprimé chacune avant d'embarquer. Elles dormiront." Puis le Guv : "Ce tranquillisant n'est pas dangereux pour Fifi, au moins ?" "Non, ne craignez rien. C'est une dose pour enfant."
On avait expédié le gros des bagages à l'avance. Toutes les caisses et les malles devaient voyager par bateau. Elles contenaient les livres, les vêtements, le matériel photographique et même une nouvelle machine à écrire électrique que le Guv avait achetée juste avant de décider d'émigrer au Canada. Il ne restait plus que les petits bagages à main. Ils avaient été descendus dans le hall et ils étaient peu nombreux, parce qu'on n'a pas le droit d'emporter grand-chose avec soi quand on voyage en avion. Miss Ku et moi n'avions guère, chacune, que notre petite cuvette personnelle garnie d'une mousse spéciale pour remplacer le sable et qu'une bonne provision de boîtes de conserve. En attendant l'heure du départ, le Guv bavarde avec Mme O'Grady. M. Loftus est debout à l'extérieur, tout pâle et inquiet. Lentement, Miss Ku et moi faisons le tour de la maison, disant adieu à nos meubles préférés. Miss Ku saute sur le rebord d'une fenêtre et crie : "Au revoir Monsieur Lapin, au revoir les oiseaux."
"Le bus est arrivé", dit Ma. On empile les bagages. M. et Mme O'Grady essaient de plaisanter pour consoler ceux qui partent. Le bon M. Loftus écrase pudiquement une larme qui coule sur sa joue. Le Guv fait un dernier tour dans la maison pour voir si rien n'a été oublié, puis, tristement, donne un tour de clé à la porte d'entrée. Il passe la clé à M. O'Grady pour qu'il la rende à l'agence qui nous a loué la maison. On serre des mains. Nous entrons tous dans le bus. La portière claque et nous partons loin de la présence physique des meilleurs amis que nous ayons eus au monde, vers une nouvelle vie.
Le bus refaisait la route que nous avions si souvent parcourue. Nous étions tous silencieux. Le Guv était déjà extrêmement las. Il regardait à travers la vitre le pays qu'il aimait tant et qu'il était si réticent à quitter. Il songeait à la rapacité du Percepteur qui l'obligeait à quitter l'Irlande. Nous comprenions ses tristes pensées. À Sutton, nous nous tournâmes tous, d'un même mouvement, vers la gauche, pour adresser un dernier adieu muet au Dr Chapman. Nous prîmes la route de Dublin. Une odeur d'algues montait de l'embouchure de la rivière Liffey et les mouettes poussèrent un triste cri d'adieu au-dessus de nous.
Miss Ku était assise à l'arrière sur un porte-bagages d'où elle pouvait voir à l'extérieur. "Écoute bien tout ce que je te dis, Fifi. Je vais te raconter tout ce que tu ne vois pas : Ici, c'est Clontarf. Nous passons devant les Jardins. Il y a des arbres et des bancs de bois." Elle continua, mais je ne l'écoutais plus que distraitement. Je venais de passer six mois au Paradis. Six mois où j'avais pleinement goûté le bonheur d'être aimée. Maintenant, nous quittions l'Irlande. Pour trouver QUOI ? Le bus roulait avec régularité, car les Irlandais sont courtois et pleins d'égards pour les droits des autres automobilistes.
Le trafic devenait plus intense. Nous stoppions à intervalles réguliers devant les feux rouges. Soudain, Miss Ku s'écria : "Nous passons devant Trinity College, Fifi. Fais-lui tes adieux." Le Trinity College de Dublin ! L'agence qui avait organisé notre voyage était juste en face. J'aurais bien voulu descendre et leur donner l'ordre de tout annuler. Le Guv me gratta sous le menton et me serra un peu plus étroitement contre lui. Il avait lu dans mes pensées. À présent, nous roulions plus vite. Nous sortions de l'agglomération.
"Nous prenons la direction de Limerick, Fifi, m'annonce Miss Ku. C'est une ville où tout le monde parle en vers. Tiens, écoute ça : Il y avait un chat à Lim'rick. Qu'était toujours mélancolique. On fait v'nir un rat. Un rat d'Opéra. Et..." "Tais-toi, Ku, interrompt le Guv. On ne s'entend plus penser !" Miss Ku se tait, mais pas pour longtemps. Sa voix, finalement, m'endort.
Tout à coup, je suis réveillée brusquement. Où sommes-nous ? Combien de temps ai-je dormi ? Que se passe-t-il ? Le bus s'est arrêté. "Pas d'affolement, me dit le Guv. Le conducteur nous a annoncé que nous sommes à mi-chemin de Shannon et qu'il fait toujours halte ici pour prendre le thé. Ces dames vont l'accompagner. Moi, je reste dans la voiture avec vous deux. On nous apportera notre plateau." J'entends s'éloigner Ma et Bouton d'Or.
"Ce doit être jour de marché, dit Ku. Je vois beaucoup de voitures en stationnement. La ville est jolie. Les gens ont l'air aimable. Il y a une vieille dame qui te sourit. Rends-lui son sourire, Fifi. Ma camarade est aveugle, madame. Elle ne vous voit pas, mais vous pouvez lui parler !" La dame s'approche : "On n'sait pas où s'arrêtera le progrès ! dit-elle. Voilà que j'comprends la langue des chats, à présent ! Bonjour les p'tites demoiselles. Vous êtes bien polies toutes les deux ! C'est pas que j'm'ennuie, mais il faut que j'rentre chez nous. Bonsoir la compagnie !" La vieille dame s'en va et Miss Ku me dit : "Elle avait un beau châle. J'en aurais volontiers fait ma couverture de lit."
On nous apporte notre thé dans la voiture, mais nous sommes trop énervées pour manger nos tartines de pain et de beurre. Je ne peux m'empêcher de penser aux voyages que j'ai faits autrefois, secouée, droguée, enfermée. Cette fois, je vais voyager en première classe et avec la Famille. Je me frotte contre le Guv en ronronnant. Il se tourne vers Ma : "Cette vieille Fifi semble contente. On dirait qu'elle a rajeuni." "Et moi, hurle Miss Ku. Dis quelque chose sur moi aussi !" "Ku est merveilleuse, ajoute le Guv. Je ne sais pas ce que nous ferions sans elle. Elle surveille nos bagages et donne des ordres au Chauffeur. Ku, c'est un chef !" Mon amie est très fière de ces compliments et se rengorge.
Le minibus avale les milles (km). Nous quittons le comté de Tipperary et entrons dans celui de Limerick. Il commence à faire nuit. La journée a été longue, longue et je me demande comment le Guv pourra jamais tenir le coup. Miss Ku dit qu'il est de plus en plus pâle. D'ailleurs, nous sommes tous exténués et personne ne parle plus. Même Miss Ku a sombré dans le silence. Je n'entends que le glissement des pneus sur la route, le ronflement du moteur, le sifflement de la route happée par les roues et qui se reforme derrière nous, les bruits de la nuit.
Miss Ku se lève d'un bond, passant du sommeil profond à la pleine conscience instantanément :
"Fifi, es-tu réveillée ? Des longs doigts de lumière balaient le ciel ; ils chassent les nuages pour laisser passer les avions. Nous devons approcher de Shannon."
Le bus continuait sa route, imperturbablement, mais nous étions saisis d'une sorte de sentiment d'attente.
"Nous y serons dans cinq minutes, dit le chauffeur. Prenez-vous l'avion ce soir ?"
"Non, répond Ma, nous allons coucher près de l'aéroport et ne partirons que demain soir."
"En ce cas, je vais vous conduire au motel. Il est très bien."
Malheureusement, ce n'était pas là qu'on nous avait réservé des chambres et le motel était complet. Il fallut faire le tour de l'aéroport. Notre motel était situé aux environs de l'entrée principale des buildings.
À peine étions-nous installés dans nos chambres que Miss Ku manifeste bruyamment son intention de satisfaire ses besoins naturels. Elle demande avec insistance le ‘petit endroit’. Ma lui montre sa cuvette personnelle, déjà posée dans un coin de la salle de bains. Comme d'habitude, les membres de la Famille ont chacun leur chambre. Moi, je dormirai dans celle du Guv et Miss Ku dans celle de Ma. La pauvre Bouton d'Or sera toute seule dans la sienne. Elle va bien s'ennuyer ! Miss Ku et moi nous donnons beaucoup de mal pour tout explorer à fond et repérer toutes les issues de secours. Puis, nous allons prendre notre repas.
Aucun chat ne devrait JAMAIS être embêté jusqu'à ce qu'il ait eu pleinement l'occasion d'enquêter sur la pièce. Les chats doivent TOUJOURS savoir exactement où tout se trouve. Notre vue diffère de celle des personnes et, la plupart du temps, nous ne percevons que deux dimensions au lieu de trois. Nous pouvons ‘arrêter’ le mouvement, chose qui désorienterait un humain ; nous pouvons ajuster nos yeux de telle sorte que les objets soient grossis comme avec une loupe. Nous pouvons ajuster notre vue de façon à voir clairement des choses situées à une grande distance, ou nous pouvons voir des choses juste sous notre nez. Nous ne percevons pas la couleur rouge ; pour nous, elle est de teinte argentée. La lumière bleue nous est aussi brillante que la lumière du soleil. L'imprimé le plus fin, le plus petit insecte nous sont parfaitement discernables. Le fonctionnement de notre vision n'est pas compris par les humains ; ce sont de merveilleux instruments et ils nous permettent même de voir à la lumière infrarouge. Je ne parle pas de moi, bien sûr, puisque je suis aveugle. On ne s'aperçoit pas tout de suite de ma cécité, car mes yeux, m'a-t-on dit, ont l'air parfaits. Ils sont d'un bleu de myosotis et largement ouverts. Ils ne voient pas, cependant.
Nous passâmes une nuit merveilleuse. Rien ne troubla notre sommeil. Les avions, pourtant, ne cessaient d'atterrir et de décoller dans un bruit assourdissant, mais nous étions tous si fatigués que nous aurions dormi sur un champ de bataille ! Au matin, on nous apporta notre petit déjeuner au lit. Nous fîmes la grasse matinée, en regardant par la fenêtre les voyageuses élégamment vêtues. Du moins Miss Ku les regardait-elle, me décrivant leurs manteaux de vison. Ensuite, le Guv nous mena jouer sur l'herbe. Je m'assurai de rester à portée de sa main ; je n'allais pas prendre le moindre risque de me perdre maintenant !
Lorsque j'étais arrivée de France, au même aéroport, je ne m'étais pas rendu compte des agréments qu'il pouvait présenter. J'étais complètement inconsciente, droguée et brutalement maniée comme un bagage ordinaire.
Nous passâmes le reste du jour à nous reposer, ne sachant pas si nous pourrions le faire dans l'avion. En fin d'après-midi, nous explorâmes le couloir. Tant de gens y étaient passés que nous avions du mal à débrouiller les pistes et les odeurs qui sont, pour nous autres chats, pleines d'histoires et d'enseignements. Le couloir menait à la réception. Nous y fîmes sensation. Personne n'avait, semblait-il, vu d'aussi belles Siamoises que nous. On me prit pour la mère de Ku, ce dont je me sentis très flattée.
Puis vint le moment du départ. Les valises furent de nouveau rassemblées. Des porteurs vinrent les prendre pour les amener à la douane. Le Guv nous dit qu'il n'avait JAMAIS eu à se plaindre des Douaniers irlandais. Ce sont de braves gens. Tout à fait humains et cordiaux. Il ne pouvait en dire autant des Percepteurs ; leur cupidité nous forçait à quitter l'Irlande !
Un représentant de la compagnie Swissair, très courtoisement, vint à notre rencontre, nous salua d'un mot aimable et nous invita à dîner aux frais de la compagnie. Comme nous avions déjà dîné, le Guv le remercia très poliment de cette attention, et le monsieur s'éloigna. Ma demanda alors au Guv si le moment n'était pas venu de nous donner les tranquillisants. Le Guv lui répondit qu'il ne comptait pas m'en donner à moi, parce que j'étais de nature calme. Quant à Miss Ku, on verrait une fois à bord.
Maintenant, je laisse à Miss Ku le soin d'écrire les lignes qui vont suivre. Étant aveugle, il m'a semblé difficile de faire le compte rendu imagé de ce début de voyage. J'ai eu du mal à persuader ma camarade de prendre la plume. J'ai employé les grands moyens pour l'en convaincre. Elle a finalement accepté avec sa bonne grâce coutumière.
"Bonjour ! C'est Ku qui écrit. Bon, on était tous là, dans la salle des pas perdus de cet aéroport de Shannon dont Fifi vous a déjà parlé. Serrés comme des poules dans un poulailler. Il y avait de sales marmots qui piaillaient, des Américains qui ressemblaient à des dindons empaillés et qui ne se prenaient pas pour rien, parce qu'ils avaient les lettres CD peintes sur leurs valises et que ça voulait dire qu'ils appartenaient à la Diplomatie.
"L'horloge de l'aéroport devait être rouillée, car le temps passait très lentement. On a attendu et attendu et, finalement, un homme habillé en bleu, avec des ornements dorés, est arrivé en courant si vite qu'il a failli se casser la figure par terre. Il venait nous annoncer que le vol Swissair de Shannon à l'aéroport international de New York était prêt. Je n'ai pas compris pourquoi il appelait ça un ‘vol’, puisque l'avion était encore au sol. Les gens ont de ces idées ! Il a voulu s'emparer de ma corbeille, mais le Guv ne l'a pas laissé faire.
"Et nous voilà tous, à la queue leu leu, traversant la salle des pas perdus, comme un pensionnat en promenade. Il aurait fait nuit s'il n'avait pas fait si clair : c'était comme un feu d'artifice sur le terrain d'aviation. Il y avait des lumières de toutes les couleurs. Les unes, comme de grands doigts, balayaient le ciel, les autres faisaient des guirlandes, d'autres encore ressemblaient à des constellations.
"Tout à coup, j'aperçois notre appareil. Mon Dieu ! Qu'il était grand ! Aussi grand que la banlieue de Howth, si on l'avait mise sur roues. Et plus j'approchais, plus il grandissait. À l'avant, il y avait une espèce d'échelle, mais avec des côtés, un peu comme le petit escalier qui mène à la chaire du curé, dans les églises. Il parait que c'est fait exprès pour qu'on ne voie pas les jambes des dames quand il y a du vent.
"Notre vieux Lama, qui portait notre vieille Fifi, s'est mis à grimper à l'échelle. Un Commissaire grassouillet se tenait en haut. Il nous salua respectueusement. Une Hôtesse de l'air, encore plus grassouillette, en bleu marine avec un col blanc, nous accueillit. Elle fit mine de s'incliner, mais sans y parvenir : sa gaine l'en empêchait. Toutes les hôtesses de l'air portent des gaines. Je le sais. J'ai appris cela d'un livre que le Guv a écrit il y a quelques années. Gaine ou pas gaine, cette Hôtesse-là nous a montré nos places de première classe. Puis elle est allée accueillir les passagers ordinaires. Elle les a mis dans l'endroit où l'on entendait le plus de bruit.
"Une chose s'alluma. Il y avait écrit dessus qu'il était interdit de fumer (je sais qu'il y a à Paris un Café du chien qui fume, mais personne n'a jamais entendu parler d'un chat qui fumait !). Il y avait aussi écrit qu'il fallait mettre nos ceintures de sécurité. Nous l'avons fait. Le Guv et Ma tenaient nos corbeilles bien serrées contre eux, comme si Fifi et moi nous étions des objets précieux.
"Une grosse porte de métal se referma en claquant et l'avion se mit à trembler comme s'il allait tomber en morceaux. Il resta entier, cependant, et se mit à avancer lentement, le long de la piste bordée de centaines de lumières. Une foule de gens agitaient des mouchoirs, à l'extérieur. Ils criaient des choses qu'on n'entendait pas, mais on voyait le trou noir de leur bouche grande ouverte. Ils ressemblaient aux poissons d'un bocal. Nous avons continué à rouler quelque temps, avec un bruit horrible. Je me demandais si nous allions rouler comme ça jusqu'en Amérique, lorsque l'avion a pivoté. Le bruit est devenu insupportable et j'ai crié au Pilote de cesser ce vacarme, mais il ne m'a pas entendue : le bruit de leurs moteurs rend les pilotes sourds. J'ai eu la sensation d'une très grande vitesse si brutale que j'ai senti mon déjeuner se mélanger avec mon dîner, et hop ! on s'est retrouvé en l'air. Le Pilote devait être tout nouveau dans le métier, car il a penché son avion sur le côté et il a fait un cercle au-dessus de l'aéroport pour s'assurer qu'il était bien parti. J'ai vu des lumières en bas, des centaines de choses, et puis j'ai vu beaucoup d'eau qui brillait sous la lune. J'ai dit au Pilote de faire attention : s'il était tombé dans l'eau avec son avion, nous nous serions tous noyés. Cette fois, il a dû m'entendre, car il a remis son appareil dans le bon sens et il l'a pointé vers l'Amérique.
"Nous sommes montés plus haut et encore plus haut, à travers des nuages argentés par la lune. Plus haut, toujours plus haut. Plus vite, toujours plus vite. J'ai regardé par la fenêtre et j'ai vu des flammes qui sortaient de derrière les ailes. "Ça y est ! Après avoir failli nous noyer, les voilà qui vont nous faire frire !" Je gardai mes pensées pour moi afin de n'effrayer personne, mais le Guv m'avait devinée et il me dit que tout était ‘okay’ (c'est un mot américain qui signifie que tout va bien) et qu'il ne fallait pas avoir peur. Tout de même, certains tuyaux du moteur étaient chauffés à blanc. J'en avais des sueurs froides. Le Pilote avait dû, lui aussi, lire dans mes pensées car il se mit à parler à travers son téléphone et à nous rassurer en disant qu'il y a toujours des flammes quand on prend de l'altitude.
"L'Hôtesse dodue s'approche de nous. Je ne comprends pas bien ce qu'elle dit, car je suis inquiète : chaque fois qu'elle se penche, on a l'impression que sa jupe va craquer. En première classe, à part un couple de gros Américains un peu idiots, nous sommes seuls. L'appareil est monté tellement haut que nous devons approcher du Paradis. Nous naviguons parmi les étoiles.
"Je vais donner un comprimé à Ku", dit Ma, et, joignant le geste à la parole, elle m'introduit un médicament entre les babines avant que le Guv ait eu le temps d'intervenir. J'avale. D'abord, il ne se passe rien, puis je sens une sorte d'euphorie m'envahir. J'éprouve un irrésistible besoin de chanter. Ah ! que je suis gaie ! Et plus je suis gaie, plus les autres semblent furieux. Que s'est-il passé ? Eh bien ! voici l'explication, à l'usage des amateurs de chats. Le Guv, après notre arrivée en Amérique, a enquêté auprès du Zoo de Détroit et il a appris que les chats ne sont pas ‘tranquillisés’ par les tranquillisants, MAIS BIEN PLUTÔT SAOULÉS. J'étais donc complètement ivre et c'est pourquoi je me sentais si joyeuse. Enfin, je puis dire sans fausse honte que je me suis bien amusée ! Je crois avoir fait mon devoir et écrit un nombre suffisant de lignes pour que ma camarade Fifi ait eu le temps de reposer sa patte. Je lui rends donc la plume qu'elle m'avait momentanément passée. Bonsoir !" KU
Je reprends mes Mémoires là où je les avais laissés, en remerciant sincèrement Miss Ku de sa brillante collaboration.
L'avion poursuivait son vol. On avait tamisé les lumières, puis on les avait remplacées par des veilleuses qui répandaient une lueur bleuâtre. Miss Ku était étendue dans sa corbeille et riait aux anges. Une sorte de petit gloussement lui échappait de temps à autre.
"Pourquoi ris-tu, Miss Ku ?"
"Je ris, moi ?" répondit Miss Ku, en pouffant de plus belle.
Elle était, de toute évidence, tout à fait ‘partie’, comme disent les personnes. J'avais vu, jadis, un chat ivre. C'était un matou qui avait l'habitude d'aller lécher le vin, autour des tonneaux, à la cave. Miss Ku me faisait penser à lui. Elle me dit d'une voix pâteuse : "Fifi ! Faut que j't'en raconte une bien bonne ! Ça s'est passé juste avant que tu arrives à Howth. Le Guv est un Prêtre Bouddhiste, ou Lama, comme tu le sais. Un jour, il était assis sur un rocher lorsqu'un jeune moine catholique qui était en vacances dans la région est venu s'asseoir à côté de lui. "Mon fils, dit le moine au Guv, qui était assez vieux pour être son grand-père, mon fils, vous n'êtes pas allé à la messe, aujourd'hui ?" "Non, mon Père, répondit poliment le Guv, je ne suis pas allé à la messe." "Il faut aller à la messe, mon fils, reprit le jeune moine. Promettez-moi que vous irez demain." "Non, mon Père, répliqua le Guv avec douceur, je ne puis vous promettre cela." "Alors, vous n'êtes pas un bon Chrétien, mon fils", reprit le jeune moine d'un ton furieux. "Non, mon Père, répondit le Guv, avec la plus grande suavité, je suis Prêtre Bouddhiste. Très exactement un Abbé !" Miss Ku prit un temps, puis éclata de rire. "Si tu avais vu le jeune moine, Fifi ! Il s'est sauvé comme s'il avait eu le diable à ses trousses !"
Fatiguée de rire et de bavarder, Miss Ku s'endormit comme une souche. Je me mis en rond dans ma corbeille et m'assoupit.
Quand je m'éveillai, le Commissaire était penché sur le Guv et lui faisait absorber un médicament. Le Guv est vieux et sa vie a été dure. Il est malade depuis longtemps. Il venait d'avoir une crise cardiaque dans l'avion. C'est bien ce que je craignais depuis le jour où ce voyage avait été décidé. Il m'avait pourtant dit avant le départ : "Si tu tiens le coup, Fifi, je le tiendrai aussi !" Je porte une affection toute particulière au Guv, parce que lui et moi parlons la même langue et que nous nous parlons aussi facilement que Miss Ku et moi pouvons le faire.
"JUSTE CIEL ! dit Miss Ku d'un ton lugubre, comme j'ai mal à la tête ! Si je n'avais pas reçu une éducation aussi soignée, je dirais que j'ai la gueule de bois ! J'aimerais tenir ce Vétérinaire de malheur et lui faire ingurgiter son tranquillisant !"
"Quelle heure est-il, Miss Ku ?" demandai-je.
"Quelle heure ? Je n'en sais rien. Tout ce que je peux dire, c'est qu'on a éteint les veilleuses bleues et qu'on a rallumé les lumières normales. Ce doit être l'heure de manger, en tout cas."
J'entendais, en effet, le bruit des plateaux qu'on apportait aux voyageurs et le bruit des bâillements et des membres qui s'étirent : ce devait être le matin. J'étais évidemment habituée à ma cécité, mais C'ÉTAIT frustrant de devoir supposer ce qui se passait autour de moi. Le Guv, heureusement, mit fin à ma perplexité en m'annonçant que mon petit déjeuner était servi et que nous allions bientôt atterrir.
Une voix grésillante venant du plafond : "Attachez vos ceintures, s'il vous plaît, nous atterrissons à l'Aéroport International de New York." Le nez de l'appareil plongea. Le bruit du moteur changea. On éprouva la sensation de flotter, puis les moteurs furent poussés au maximum. Il y eut un sursaut, un grincement de pneus, un autre sursaut, mais plus faible, et l'appareil se mit à rouler sur la piste. "Attendez pour quitter vos sièges que l'appareil soit tout à fait immobilisé", dit l'Hôtesse. L'avion roula encore pendant quelques instants, puis s'arrêta. Les moteurs se turent. On n'entendit plus que la respiration des voyageurs. Un choc sonore, le crissement du métal contre le métal, une porte qui s'ouvre en claquant, une giclée d'air glacé. "Au revoir, dit le Commissaire. Nous espérons que vous avez fait un bon voyage." "Au revoir, dit l'Hôtesse. Nous espérons vous retrouver lors d'un prochain vol !"
Nous descendons la rampe. Le Guv me porte dans ses bras. Ma s'est chargée de Miss Ku et Bouton d'Or ferme la marche. Il fait atrocement froid. Il neige, même. Nous nous dépêchons d'entrer dans le hall. C'est là que se trouvent la Douane et les Services d'Immigration. Miss Ku, qui sait tout, m'apprend que c'est le local de ce genre le plus grand du monde. Le Guv montre nos papiers, puis se dirige vers les douaniers. "Rien à déclarer ?" demande l'un d'eux. "Rien à déclarer, répond le Guv, nous sommes en transit."
"Et ces chats, qu'est-ce que c'est ?"
"Ah ! je les ai déjà remarqués. Ce qu'ils sont beaux !" soupire une douanière admirative.
À bout de forces, le Guv est obligé de s'asseoir. Pendant ce temps, Ma s'en va pour contacter les employés de la ligne américaine qui a accepté de nous conduire à Détroit. Elle reste absente très longtemps et nous nous demandons ce qu'elle est devenue. Elle revient enfin, l'air tout à fait désemparé : "Ils ont rompu le contrat. Ils ne veulent pas faire voyager les chattes avec les passagers. Ils ne les accepteront que dans la soute aux bagages. Les règlements interdisent qu'il en soit autrement. Il paraît que les gens de l'agence de Shannon ont commis une erreur." Ces paroles m'abattent. Je me sens soudain très vieille. J'ai le sentiment que je ne survivrai pas à un transport dans la soute à bagages. Le Guv parle : "Si les chats ne voyagent pas avec nous, nous ne partirons pas. Va leur dire de ma part que je suis prêt à faire un véritable scandale et, pour commencer, j'exige qu'ils me remboursent tout l'argent que j'ai versé, car ils ont tenu à être payés d'avance, sous prétexte qu'ils acceptaient les chats."
Ma repart. Nous attendons. Elle reparaît avec des nouvelles un peu plus rassurantes : "La compagnie américaine met à notre disposition une voiture qui nous conduira à l'Aéroport La Guardia. Elle nous suggère de nous installer au grand Motel qui se trouve là et de tenter de faire revenir la Compagnie d'Aviation sur sa décision."
Nous montons dans une gigantesque Cadillac climatisée. Bouton d'Or s'étonne de l'intensité de la circulation sur l'autoroute. Vingt minutes plus tard, nous arrivons au Motel, le plus grand que Miss Ku, dit-elle, ait jamais vu. Nous y sommes tous reçus avec la plus grande amabilité. Il était temps que nous arrivions. Nous en avions tous assez, surtout le Guv, qui attendait avec impatience le moment où il pourrait enfin s'étendre sur un lit. "Comment irons-nous au Canada si la compagnie continue à refuser les chattes ?" interroge Bouton d'Or. "Nous pouvons toujours prendre le train, répond le Guv d'une voix lasse. Il existe des pullmans où l'on a le droit de faire ce qu'on veut." Le Guv, pour une fois, s'est trompé. Les chemins de fer se montrent aussi peu compréhensifs que l'aviation. Il faut trouver une autre solution, et rapidement, car le prix des chambres, au Motel, est prohibitif. En désespoir de cause, quelqu'un suggère que nous prenions un avion-taxi. Comme la Famille va être remboursée de ce qu'elle a versé à la Compagnie d'Aviation, nous pouvons peut-être nous offrir ce luxe. Plus qu'un luxe, une véritable folie ! En apprenant combien nous coûtera cet avion-taxi, nous manquons tous de nous évanouir. Le Guv reste un instant silencieux, puis : "Tu peux retenir cet avion pour demain matin, à condition qu'il y ait assez de place pour Fifi et Ku."
La journée se passa pour nous deux, les Siamoises, dans la plus grande insouciance. Le lendemain matin, après un solide petit déjeuner et des adieux touchants au monsieur de la réception qui nous aimait bien, nous partons pour les bureaux de la Compagnie d'Avions-Taxi. C'est un Noir qui conduit la voiture. J'entends cela à sa façon de parler un peu chantante qui me rappelle certains disques de jazz. Il pousse la gentillesse jusqu'à attendre que tout soit arrangé pour nous avant de nous abandonner.
Au bureau, personne, tout d'abord, ne semble savoir ce dont il s'agit. Puis une faible lueur paraît naître dans la mémoire d'un employé. Il décroche le téléphone, parle à quelqu'un et, se tournant vers nous : "Le Pilote arrive, attendez-le ici." Un peu plus tard, un homme entre précipitamment dans la salle où nous attendons : "C'est vous, les gens qui vont au Canada ?" "Oui", répondons-nous en chœur. "Okay ! On va monter vos bagages à bord. Et vos chats, qu'est-ce qu'on en fait ?" "ILS MONTENT DANS L'AVION AVEC NOUS" déclare le Guv avec fermeté. "Okay ! répond le Pilote. Les deux dames prendront les chats sur leurs genoux." Il nous mène à l'appareil. "Saints Apôtres ! s'exclame avec terreur Miss Ku. Cet avion n'est pas plus grand qu'un * * * * * jouet ! Deux moteurs, trois sièges plus le pilote, quatre en tout. Train d'atterrissage à trois roues. Ça alors ! s'exclame-t-elle avec encore plus de ferveur. Jamais le derrière du Lama ne tiendra sur un siège aussi petit ! Si tu voyais ça, Fifi : le pilote a le crâne rasé pour que sa tête prenne moins de place, tellement c'est bas de plafond !"
Ma et Bouton d'Or s'introduisent avec peine dans l'appareil, qui, selon Miss Ku, n'est pas plus grand qu'une petite auto. Au moment où le Guv prend place à côté du pilote, l'avion penche d'un côté. Le Guv pèse entre deux cent vingt-cinq et deux cent trente livres (102 et 104 kg). Il en a peut-être perdu un ou deux pendant le voyage, mais tout de même.
Le pilote met les moteurs en marche. Il les laisse un peu s'échauffer, puis desserre les freins, et nous voilà parcourant tout le terrain d'aviation à la vitesse d'un taxi légèrement poussif. Soudain, le pilote pousse un gros juron et se range sur le côté. "On est à plat ! grogne-t-il. Le pilote de la Caravelle qui est derrière nous vient de me prévenir par radio." À ce moment précis, nous entendons le cri déchirant des sirènes et le rugissement de moteurs en pleine action. Toute une cavalcade de voitures est en train de foncer sur nous. On nous entoure. C'est la brigade de dépannage qui arrive, avec tout un matériel compliqué, plus une voiture de la police et même les pompiers. "Que de bruit pour un pauvre petit pneu crevé !" s'exclame le Guv. Des hommes accourent de toutes parts, les sirènes poussent leurs derniers hululements qui se mêlent au vrombissement des avions qui décollent. Au-dessous de nous, on entend des coups sourds et nous nous sentons soulevés à quelques pouces (cm) du sol. On a enlevé la roue dont le pneu était dégonflé. Les voitures s'éloignent, le camion de dépannage aussi. Nous restons assis à attendre. Une heure. Deux heures. "Nous aurions eu le temps de faire la route du Canada À PIED !" dit le Guv, complètement écœuré. Nonchalamment, le camion revient sur la piste de service parallèle à la piste d'envol. NONCHALAMMENT, des hommes en sortent. Enfin, la roue est de nouveau fixée à l'appareil. Le Pilote remet ses deux moteurs en marche et les laisse, de nouveau, s'échauffer. Il s'entretient au micro avec la tour de contrôle. La permission de décoller lui est donnée. Il met les gaz, prend son élan sur la piste et nous nous envolons.
Nous nous élevons lentement, lentement. Nous volons, nous volons interminablement. Il semble que notre randonnée, à cette vitesse de croisière, doive durer éternellement. Nous ne voyons pas quand elle s'arrêtera. Le Canada est-il si loin ? Qu'importe, après tout ? Je suis assise sur les genoux de Ma et rien ne presse, puisque je suis avec les miens, avec ceux en qui j'ai mis toute ma confiance.
"ALERTE ! ALERTE ! s'écria Miss Ku, après avoir regardé le tableau de bord, entre les épaules du Pilote et celles du Guv. Il faut mettre nos parachutes, Fifi ! L'AIGUILLE DE LA JAUGE D'ESSENCE EST PRESQUE SUR LE STOP !" Le Guv se tourna vers le Pilote. "Quelque chose qui ne va pas avec la jauge d'essence ?" demanda le Guv. "Panne d'essence, répondit le Pilote avec le plus grand calme. Aucune importance. On n'a qu'à se poser quelque part." Au-dessous de nous s'étendaient les cimes neigeuses des monts Allegheny, en Pennsylvanie. Je fus parcourue de frissons d'horreur lorsque Miss Ku se mit à me décrire ce qu'elle voyait en bas : gouffres béants, crêtes acérées qui semblaient vouloir nous arracher du ciel. Le Pilote consulta sa carte et changea légèrement de direction. Je sentis que nous descendions et crus notre dernière heure venue. "Du calme ! me crie Miss Ku. Nous allons atterrir pour prendre de l'essence. Il y a un petit aérodrome un peu plus loin. AGRIPPE-TOI bien à ton panier et ne t'inquiète pas !"
L'avion rebondit deux ou trois fois sur la piste. Nous glissons sur de la neige, puis nous nous mettons à rouler. Le Pilote serre les freins. L'appareil s'arrête. Le Pilote ouvre la porte. Un vent glacé s'engouffre dans l'appareil. Le Pilote saute à terre, hèle une femme qui se tient auprès de la pompe à essence. "Faites le plein", ordonne-t-il. Il se dirige nonchalamment vers les toilettes. En somme, tout se passe comme si nous étions véritablement dans un taxi. L'aérodrome est entièrement recouvert d'un linceul de neige. Elle ouate les bâtiments et les pistes. Miss Ku me décrit l'escadrille de tout petits avions privés qui attendent sagement que leurs propriétaires viennent leur donner la permission de s'envoler. Mais voici que le Guv sort de notre ‘taxi’ sans manteau et se promène dans la neige : "Tu vas prendre froid, Guv ! Reviens !" Je crie cela de toutes mes forces. "Ne fais pas l'andouille, Fifi !" me dit Miss Ku. "Te rends-tu compte que ce froid est une vague de chaleur, comparé aux températures auxquelles le Guv a été habitué depuis son enfance, au Tibet ? Dans ce pays-là, l'air est tellement glacé que, lorsqu'on parle, les mots gèlent et tombent par terre comme des petits cailloux !"
Nous repartons. Pas de tour de contrôle dans ce minuscule aérodrome. Aussi, le Pilote ne doit se fier qu'à lui-même pour effectuer la manœuvre. Il s'en tire d'ailleurs fort bien. Nous traversons les montagnes, en direction de Cleveland. Nous sommes si accoutumés à la chanson des moteurs que nous ne l'entendons même plus. Au passage, nous apercevons les fumées d'usines de Pittsburgh. "Je vais survoler Cleveland, dit le Pilote, et traverser le lac Érié à partir de Sandusky. Nous aurons ainsi trois îles au-dessous de nous, ce qui peut nous servir au cas où un moteur ferait des siennes." Nous sommes bercés par le ronron des machines. Le Pilote, courbé sur ses commandes, n'est plus tout à fait aussi désinvolte qu'auparavant. À force d'être assise, je commence à avoir des crampes. Au moment où je tente de changer de position, l'avion tourne brusquement à droite. Miss Ku pousse un cri : "Quelqu'un a répandu tous les cubes de glace du réfrigérateur !" Elle se reprend, un peu gênée : "Non, ce ne sont pas des cubes de glace, mais ça y ressemble drôlement ! Le lac est entièrement gelé et il y a de grandes masses de glace empilées partout. D'ici, on dirait des cubes de glace."
Au-dessous de nous, c'était un amalgame de formes gelées et chaque petit trou d'eau libre se solidifiait immédiatement. Le Pilote nous l'avait déjà dit : l'hiver était spécialement rigoureux ici et l'on prévoyait qu'il allait l'être plus encore cette saison. "L'île Pelée, dit le Pilote. Nous sommes exactement à la moitié de la traversée du Lac. Nous passons au-dessus de Kingsville et nous nous dirigeons vers Windsor." L'avion tanguait un peu, à présent. L'air refroidi par la glace déséquilibrait l'appareil. J'étais fatiguée et j'avais faim. J'avais l'impression de voyager depuis une éternité. Mais je pensai au Guv, si malade et si vieux, et qui, pourtant, supportait tout sans se plaindre. Je redressai la tête, me carrai solidement et me sentis tout de suite un meilleur moral.
"Nous serons à l'aéroport de Windsor dans cinq minutes", décrète le Pilote. "Je vois déjà les gratte-ciel de Détroit", glapit Miss Ku. L'avion effectue un virage sur l'aile et entre dans les terres. Le son du moteur change et l'avion se redresse. Un léger crissement sur la piste neigeuse et nous roulons sur le sol canadien. Le pilote opère un virage à droite. "À GAUCHE ! À GAUCHE ! lui dit le Guv, qui connaît bien l'aéroport. Vous êtes sur le terrain désaffecté. Il faut aller sur le nouveau terrain." Au même moment, la tour de contrôle s'adresse à notre Pilote et confirme ce que le Guv vient de lui annoncer. Je suis, une fois de plus, très fière du Guv.
Pendant un bout de temps, nous sommes tellement ankylosés que nous ne nous décidons pas à sortir de l'appareil. Miss Ku s'émerveille de voir toute cette neige qui nous entoure. Elle la compare au sucre dont on recouvre les gâteaux. Soudain, une voix rauque retentit : "Qu'est-ce que vous foutez là, les gars ?" Le Guv sourit et murmure à mon oreille, car il voit que le ton grossier de l'homme m'a choquée : "Les gens d'ici se pensent encore à l'époque du Far West où la courtoisie et la culture sont considérées ‘poule mouillée’."
Très poliment, le Lama répond à celui qui nous a interpellés que nous sommes des immigrants et que tous nos papiers sont en ordre. L'homme crie : "Les bureaux d'immigration sont fermés depuis belle lurette !" Lentement, nous nous extirpons de notre avion-taxi et nous nous dirigeons vers une porte marquée ‘Douane Canadienne’. Nous nous retrouvons dans une vaste salle qui doit être vide, car elle retentit de l'écho de nos pas. Nous nous approchons d'un comptoir. L'homme qui nous a interpellés est sur nos talons : "Vous arrivez trop tard. Vous avez pas prévenu. Y'a plus personne et j'peux rien faire tant que l'Immigration vous a pas vus." "On vous a prévenus, dit le Pilote. On vous a envoyé un message, hier, de La Guardia. Et moi ? Qu'est-ce que je deviens, dans tout ça ? Il faut que je m'en retourne. Signez-moi ce papier, pour témoigner que je me suis présenté devant la Douane."
Le Douanier (car c'en était un) poussa un soupir si profond que son uniforme en craqua : "C'est pas régulier, parce que, dans quelques minutes, je ne suis plus de service. Je vais signer tout de même, mais c'est bien pour vous faire plaisir..." Le Pilote le remercia, nous dit adieu et disparut de notre vie pour toujours. Nous entendîmes, dans le lointain, le ronflement de son appareil qui s'envolait.
Une porte s'ouvrit et se referma. Des pas se rapprochèrent. "Hé ! dit le Douanier avec soulagement, ces gens-là disent qu'ils sont Immigrants. Moi, ça me regarde plus, j'suis plus de service." L'homme qui faisait la relève avait un fort accent irlandais. Il nous annonça qu'il allait faire venir un Officier des Services d'Immigration. Il prit le téléphone et, avec accablement, décrivit les ‘difficultés dans lesquelles il se débattait’, puis, se tournant vers nous, nous dit : "Je ne peux pas toucher à vos bagages tant que l'immigration n'aura pas mis votre situation au clair. Quand ça sera fait, vous repasserez par la douane. Qu'est-ce que vous trimballez là ?" "Deux Chats Siamois, répondit le Guv. J'ai des papiers prouvant qu'ils sont en bonne santé." L'homme soupira et reprit le téléphone : "Ils ont deux chats siamois. Oui, j'ai vu leurs papiers. Vous voulez les voir, ces chats ? Non ? Très bien !" L'homme revint vers nous : "Les chats passent, mais vous, il faut que vous attendiez." Miss Ku susurra à mon oreille : "Pour une fois, c'est nous qui passons et la Famille qui est coincée !"
Nous attendons, nous attendons. Assez longtemps, me semble-t-il, pour refaire le voyage en sens inverse. L'Aéroport désert est sinistre, inquiétant. Le moindre son se répercute à l'infini. Je sens que le Guv va de plus en plus mal. Ma erre dans le hall avec fébrilité. Bouton d'Or est à l'extrême limite de ses forces et lutte contre le sommeil. Des pas résonnent dans le corridor. "Les voilà", dit le Douanier. Deux hommes entrent. L'Officier des Services d'Immigration est un homme assez âgé. Il semble plutôt gentil, mais ne connaît pas l'Aéroport et ne sait pas dans quel bureau il doit s'installer. Il demande des tas de choses au Douanier. Enfin, il se décide : "Suivez-moi", dit-il en ouvrant au hasard la porte d'un bureau, puis il marmonne, comme pour lui-même : "Avant de commencer, il nous faut des formulaires, des tampons."
Il essaie vainement d'ouvrir des placards : "Attendez-moi ici, je vais aller chercher des clés." Il sort, puis revient accompagné du Douanier. Tous deux s'évertuent à ouvrir des tiroirs et des placards. Toujours sans résultat. Les deux hommes s'en vont encore une fois. Nous sommes résignés. "Ça y est, j'ai les clés !" L'Officier a l'air triomphant : "Patience, à présent, ça ne sera plus bien long." L'Officier essaie les clés l'une après l'autre. Il est de plus en plus sombre. Il se précipite pour demander de l'aide au Douanier. Ils s'avancent, l'air décidé, vers le bureau récalcitrant : "Tirez. Moi, je vais pousser. On va essayer de forcer la serrure", dit l'Officier. On n'entend plus que des grognements et des halètements. Puis, tout à coup, un craquement. Le bois du tiroir a cédé. Deux ou trois vis tombent sur le sol. Un grand silence et l'Officier, d'une voix étranglée, prononce des paroles tragiques : "Le tiroir est vide !" Avec le Douanier, l'Officier se met à secouer tiroirs et placards, les uns après les autres. Un temps infini se passe à ce petit jeu, jusqu'au moment où l'Officier des Services d'Immigration, en sueur, mais enfin satisfait, s'écrie : "Ça y est, JE LES AI !" On entend un froissement de papiers, puis, de nouveau, une voix étouffée : "Bon, j'ai les formulaires, mais OÙ SONT LES TAMPONS ?" La chasse au trésor reprend de plus belle. Pendant ce temps nous nous sommes endormies, Miss Ku et moi. Nous nous réveillons pour entendre le Responsable de l'Immigration sur le sol canadien, prononcer ces mots encourageants : "À présent, vous n'avez qu'à retourner à la douane. C'est par là que vous êtes arrivés." Et nous voilà retraversant le Hall toujours désert où résonnent nos pas fatigués. Et nous ouvrons et refermons péniblement nos bagages. Le Douanier contrôle la liste de nos valises, jette un coup d'œil professionnel, mais blasé, sur nos possessions terrestres et nous laisse enfin partir.
Dehors, la neige est encore plus épaisse. "C'est l'hiver le plus froid que nous ayons eu depuis longtemps", nous dit un homme de peine. On enfourne nos bagages dans une voiture. Ma, Bouton d'Or, Miss Ku et moi nous installons à l'arrière. Le Guv s'assied à côté du chauffeur. Nous roulons sur une route verglacée. Le chauffeur ne paraît pas très sûr de son chemin. On l'entend grommeler : "Je tourne ici, non, c'est plus loin, non, ça doit être ici." Le trajet est long et pénible. Les milles (km) parcourus justifieraient un voyage en avion. La route est mauvaise et nous sommes affreusement secoués. Le chauffeur s'arrête devant une maison. "C'est là", dit-il. Nous descendons et c'est en titubant de fatigue que nous montons l'escalier et que nous nous affalons sur nos lits.
C'est, bien entendu, Miss Ku qui me réveille le lendemain matin. Elle est, comme toujours, en pleine effervescence. Elle a déjà fait le tour de la maison et me met au courant de tous les détails topographiques : "Ici, l'endroit où l'on mange. Ici, le ‘petit coin’. Ici, un mur où tu risques de te faire des bosses. Rappelle-toi bien l'endroit, je ne te le répéterai pas deux fois. Et voici une porte qui mène à un petit jardin, avec un garage au bout et, plus loin, la route." Elle me fait entrer dans la chambre du Guv. Nous sautons sur le rebord de la fenêtre et Miss Ku s'exclame : "Il y a un solarium devant la maison, et une grande pelouse, et, tout au loin, la mer. Elle est entièrement gelée !" "Ne fais pas l'idiote, Ku", dit le Guv en me prenant dans ses bras. Il ouvre la porte qui mène au jardin : "Regarde, Ku. Ce n'est pas la mer, c'est le lac Saint Clair et, quand il fera plus chaud, vous pourrez toutes deux aller jouer sur l'herbe."
C'était une curieuse maison. Des bouches de chaleur grillagées, faisant communiquer chaque pièce du rez-de-chaussée avec une pièce de l'étage supérieur, égalisaient partout la température. C'est sur l'une de ces bouches de chaleur que Miss Ku avait l'habitude de s'asseoir. À travers le grillage, elle regardait ce qui se passait au-dessous, dans la cuisine. De plus, elle jouissait du supplément de chaleur que lui apportait le fourneau de la cuisine. Mais c'était, avant tout, un merveilleux poste d'observation. Elle voyait entrer tous les fournisseurs et écoutait toutes les conversations.
Quelques jours après notre arrivée au Canada, on célébrait Noël. Chez nous, ce fut calme. Nous ne connaissions personne et, pendant que se déroulaient ce que les autres appelaient ‘Festivités’, nous n'eûmes pas l'occasion de parler à qui que ce soit. Le temps était revêche, avec de nombreuses chutes de neige et la surface du Lac était une solide couche de glace sur laquelle glissaient des sortes de traîneaux à voile.
Je songeais à d'autres Noëls. Madame la Diplomate était catholique pratiquante et cette fête avait pour elle beaucoup d'importance. La dernière en date, elle m'avait fait enfermer dans une vieille cabane obscure où l'on m'avait oubliée pendant deux jours. Cette fois, au Canada, j'allais passer le Noël le plus heureux de toute ma vie. À l'époque de ‘Madame la Diplomate’, j'étais solitaire, oubliée, affamée. À présent, si je m'absente même pour quelques minutes quelqu'un dit : "Où est Fifi ? Est-ce que ça va ?" et on se met immédiatement à ma recherche. MAINTENANT j'ai appris que je suis voulue aussi je demeure à la vue, ou bien je me fais entendre aussitôt qu'on m'appelle. La nourriture aussi est une chose régulière ; le Guv dit que je prends un repas par jour — toute la journée ! Il ne croit pas que l'on ne doive nourrir les animaux qu'une seule fois par jour. Il pense que nous avons assez de bon sens pour savoir quand nous en avons eu assez. Par conséquent, nourriture et breuvage sont disponibles jour et nuit pour Miss Ku et moi.
La fête de Noël était passée et nous souffrions un peu de la distance qui séparait notre demeure de la ville et de ses boutiques. Aucun autobus ne passait devant notre porte et nous étions à environ quinze milles (24 km) de toute agglomération. La seule façon d'y parvenir était en taxi. On nous apportait bien à domicile le pain, le lait et la viande, mais sans aucune possibilité de CHOIX. Le Guv décida d'acheter une voiture. "Nous en prendrons une d'occasion, pour commencer, dit-il, et quand nous serons habitués à la sauvage façon de conduire des automobilistes canadiens, nous en achèterons une plus belle." Ce qui consternait le Guv, c'était l'absence totale de courtoisie au volant. Il disait souvent que les Américains sont probablement les pires automobilistes du monde, mais que les Canadiens les suivent de très près. Comme le Guv avait conduit dans une soixantaine de pays, il savait de quoi il parlait.
Le taxi s'arrêta devant la porte et le chauffeur klaxonna. Le Guv sortit. Miss Ku lui cria : "Achète une bonne voiture, Guv. Ne te laisse pas rouler !" J'entendis claquer la portière du taxi et le bruit d'un moteur qui s'éloignait. "J'espère qu'il va choisir quelque chose de bien, dit Miss Ku. J'ADORE les promenades en voiture. Je suis impatiente de monter dans celle-là !" Il est en effet exact que Miss Ku est folle de vitesse en automobile. Moi, j'ai cela en horreur. En revanche, je ne crains pas un petit vingt milles (32 km) à l'heure. Lorsqu'on est aveugle, la vitesse n'a vraiment aucun attrait.
La matinée fut morose. Nous attendions le retour du Guv et de Ma. Soudain on entendit un bruit de moteur. "C'est eux dans la nouvelle voiture", cria Miss Ku en se précipitant vers la porte. C'était bien eux, mais dans un taxi. Bouton d'Or vint à leur rencontre : "Alors ? Que s'est-il passé ?" "VITE, VITE, racontez-nous TOUT !" cria Miss Ku. "Eh bien ! voilà, dit le Guv, nous avons vu une voiture qui nous plaît. C'est une vieille Monarch. On va nous l'amener ici pour que nous puissions l'essayer pendant vingt-quatre heures. Si elle fait notre affaire, nous payons et nous la gardons." Ku saute de joie et grimpe tout en haut de la maison. Elle a repéré une fenêtre par laquelle on peut observer la route. Elle se poste là comme un guetteur. Nous prenons le thé, tranquillement, quand nous l'entendons qui crie : "La voilà ! Je vois deux voitures : YIPPEE !"
Le Guv et Ma sortent sur la route. Bouton d'Or n'y tient plus. Elle enfile son gros manteau de laine et les suit. Miss Ku, qui trépigne d'impatience, me dit : "Je la vois, Fifi ! Elle est verte et grande comme un autobus !" La Famille rentre à temps pour empêcher Miss Ku de mourir d'énervement : "Tu viens avec nous essayer la Monarch, Ku ? Et toi, Fifi ?" demande le Guv. Je réponds : "Non, merci." Miss Ku a déjà sauté dans les bras du Guv. Avec Bouton d'Or — bien enveloppée — ils s'engouffrent dans l'énorme véhicule. Ma me caresse la tête et dit : "Tu pourras aller faire des balades, maintenant, Fifi."
Une demi-heure plus tard, les voilà de retour. Miss Ku est, comme toujours, au comble de l'excitation : "Formidable ! Je suis allée jusqu'à Tecumseh ! FORMIDABLE !" "Je t'en supplie, Miss Ku ! Tu vas avoir une crise de nerfs si tu continues comme ça ! Viens plutôt t'asseoir à côté de moi et me raconter tranquillement ta promenade. Je ne comprends rien à ce que tu me dis. Tu bouges tout le temps !"
Pendant un instant, je crains qu'elle ne soit vexée. Pas le moins du monde. Elle s'assied sur la bouche de chaleur, joint les pattes comme une chatte bien élevée et raconte : "Le Lama m'a installée sur la banquette arrière. Il s'est assis au volant et il a eu l'air content, car il y a beaucoup de place, et tu sais qu'il lui en faut, de la place ! Bouton d'Or s'est assise à ses côtés et le Guv a mis le moteur en marche. Oh ! il faut que je te dise : la voiture est verte et automatique, quoi que cela signifie, et il y a de la place pour nous tous, plus deux autres. Le Guv a conduit trop lentement. Je le lui ai dit et il a répondu : "C'est parce que je n'ai pas encore payé l'auto. Attends un peu et tu verras." Alors on est allé à Tecumseh et on est revenu, et nous voilà !" Miss Ku s'arrête un court instant, juste le temps de lisser le bout de sa queue, et elle reprend : "Les sièges sont d'un confort, un délice pour le postérieur. Et puis la voiture est chauffée. Elle l'est même trop."
Le déjeuner fut vite absorbé. Le Guv et Ma se préparèrent à sortir : "Nous allons payer la voiture et acheter de l'épicerie. Nous vous ferons faire un tour quand nous reviendrons." "Je ne tiens pas à sortir, Miss Ku, dis-je. Je n'aime pas les autos." "Oh ! tu es vraiment trop bête !" dit Miss Ku. Elle se pourléchait avec soin et se faisait belle. "Il faut que je fasse bonne impression sur l'auto, expliqua-t-elle. Si je ne lui plaisais pas, elle serait capable de faire une embardée."
Le Guv et Ma reviennent et j'entends le bruit charmant du papier de boucherie. L'une de mes phobies, qui date du temps où je mourais de faim, c'est la peur d'être sans nourriture. Mon bon sens me dit que cette peur est ridicule, mais il n'est pas facile de chasser une phobie. J'ai une autre phobie. Plus grave encore. Contre elle aussi j'essaie de lutter de tout mon bon sens : c'est la peur d'être saisie par la peau du cou. Cette façon courante de prendre les chats est absolument déplorable et je vais profiter de l'occasion pour en parler un peu. Après tout, si nous, les chats, ne nous donnons pas le mal d'expliquer nos problèmes aux hommes, comment les connaîtront-ils ?
J'allais mettre au monde ma troisième portée de chatons lorsque Pierre, le jardinier qui travaillait chez Madame la Diplomate, me saisit brutalement par la fourrure de mon cou. La douleur que j'éprouvai fut violente. Mes petits tombèrent de moi et s'écrasèrent sur le ciment. Le choc provoqua une hémorragie. On dut appeler Monsieur le Vétérinaire, qui me fit des tamponnements internes pour arrêter le sang.
"A cause de vous, je perds cinq chatons, Pierre. J'en retiendrai le prix sur vos gages."
"Mais Madame, pleurnicha Pierre, j'ai fait bien attention. Je l'ai prise par la peau du cou, normalement. Elle doit être une créature maladive ; il y a TOUJOURS quelque chose qui ne va pas avec elle."
Monsieur le Vétérinaire était rouge de colère. "Vous abîmez complètement cette chatte, cria-t-il. Les chats adultes ne doivent JAMAIS être soulevés par la peau du cou. Il faut être IDIOT pour traiter ainsi des animaux de cette valeur." Madame la Diplomate était furieuse de la perte que représentait pour elle la mort de mes enfants, mais également, un peu étonnée : "Mais Monsieur, dit-elle, les chattes elles-mêmes TRANSPORTENT leurs petits de cette façon-là."
"Oui ! Oui ! Madame, seulement, lorsqu'elles le font, leurs chatons n'ont que quelques JOURS et ils sont si légers que cela ne peut leur faire aucun mal. Les chats adultes doivent être soulevés de terre de telle sorte que le poids soit pris par le poitrail et les pattes de derrière. Sinon, ils risquent de subir des lésions internes."
Je ne suis qu'une Vieille Femme Chat, mais j'avoue que j'ai peur d'être soulevée par d'autres que les membres de ma Famille. Le Guv, d'ailleurs, NE LAISSERA PAS un étranger me soulever. Alors, j'ai bien tort de m'inquiéter. Lui-même me porte mieux que quiconque. Il place sa main gauche sous mon poitrail, entre mes deux pattes de devant, là où elles s'attachent au tronc. Sa main droite soutient soit le devant de mes cuisses, ou il me permet de me tenir avec mes pattes arrières sur sa main droite. Lorsqu'on tient un chat nerveux ou un chat qu'on ne connaît pas, il faut toujours soutenir de sa main droite la partie antérieure des cuisses. Ainsi, le chat ne se débat pas car c'est la façon la moins pénible pour lui d'être pris. J'ai entendu des gens dire au Guv : "Oh ! Je tiens toujours mes chats par la peau du cou. Les livres sur les chats disent de faire ainsi !" Eh bien, peu importe ce que disent ‘les livres sur les chats’, nous, les chats, savons ce que nous préférons et maintenant VOUS le savez aussi ! Donc, S'IL VOUS PLAIT, si vous nous aimez, si vous voulez nous éviter de souffrir, prenez-nous toujours ainsi que je viens de vous le dire. Est-ce que cela vous plairait, à VOUS, d'être pris par la peau du cou ou par les cheveux ? Nous DÉTESTONS cela !
Nous n'aimons pas non plus que l'on nous parle en langage ‘bébé’. Nous comprenons TOUTES les langues, à condition que la personne qui nous parle pense véritablement ce qu'elle dit. Ce langage ‘bébé’ nous agace et nous rend totalement non coopératifs. Nous sommes doués d'intelligence et savons nous en servir. L'une des choses qui nous stupéfient chez les personnes, c'est qu'elles nous considèrent comme des ‘bêtes’ aux deux sens du mot. Elles sont persuadées qu'il n'y a que les humains pour avoir de la sensibilité, de même qu'elles sont persuadées qu'il NE PEUT y avoir de vie dans d'autres mondes que le leur. Les humains croient fermement être la forme la plus haute de l'évolution ! Permettez-moi de vous dire que, si nous ne parlons ni l'anglais, ni le français, ni le chinois, du moins en ce qui concerne les sons, nous comprenons pourtant toutes ces langues. Nous parlons par la pensée. Les humains le faisaient aussi avant... oui, avant d'avoir trahi le monde animal et PERDU, de ce fait, le pouvoir de lire dans la pensée ! Nous ne nous servons pas du ‘raisonnement’ (comme tel), nous n'avons pas de lobes frontaux ; nous SAVONS par intuition. Les réponses nous ‘viennent’ sans que nous ayons à résoudre les problèmes. Les humains utilisent le téléphone lorsqu'ils veulent parler à distance et, pour ce faire, il faut qu'ils connaissent le ‘numéro’. Nous, les chats, quand nous connaissons le ‘numéro’ du chat auquel nous voulons parler, nous lui envoyons nos messages à des centaines de milles (km) par télépathie. Il y a peu de personnes qui puissent comprendre nos messages télépathiques. Ma y parvient quelquefois. Le Guv le peut toujours.
Miss Ku me fait remarquer que je me suis laissé emporter bien loin de notre première voiture au Canada, mais, avec tout le respect que je lui dois, je persiste à croire que ma digression n'a pas été inutile et qu'il est bon que vous connaissiez l'opinion d'une chatte sur la meilleure façon de soulever et de traiter — un chat.
Le matin suivant, le facteur apporta des tonnes de courrier. Le Guv jeta un regard sur les enveloppes et j'entendis un bruit de papier qu'on déchire, un froissement de lettre qu'on tire de l'enveloppe. Puis le silence, pendant qu'il lisait. "Oh ! dit-il enfin. Ces Canadiens sont des sauvages ! Voici une lettre du Ministère de la Santé où l'on me dit que si je ne m'y présente pas sur-le-champ, je risque d'être DÉPORTÉ !" Ma prit la lettre et la lut à son tour. "C'est la première fois qu'ils t'écrivent et je me demande pourquoi ils le font en termes aussi méchants", dit-elle. "Je n'en sais rien, répondis le Guv, mais ce que je sais, c'est que je regrette amèrement d'être venu dans ce pays affreux !"
Il poursuivit la lecture de son courrier : "Cette lettre-ci vient des Douanes. Elle dit que nos bagages — ceux que nous avons expédiés par mer — sont arrivés à Ouellette. Il faut que l'un de nous y aille." "J'y vais", répond Ma, s'empressant à se préparer.
Elle revient de Ouellette à temps pour le déjeuner. "Je ne comprends pas pourquoi les fonctionnaires canadiens sont aussi désagréables. Ils ont essayé de me faire des ennuis à cause des machines à écrire. Ils ont dit que si nous avions besoin d'une machine électrique, nous devions l'acheter au Canada. Je leur ai répondu que nous l'avions achetée avant même de songer à immigrer dans ce pays. Tout est arrangé, mais ils ont été très désagréables !" Elle s'assied à table. Nous mangeons.
"Qui veut faire un tour ?" demande le Guv. "Moi ! hurle Miss Ku en courant vers la porte. Bouton d'Or se joint à eux. Moi, je reste avec Ma. Je l'aide à faire les lits, c'est-à-dire que je monte sur les draps pour les aplatir. Nous recevons le boulanger, le laitier et encore quelqu'un qui demande le nom du propriétaire. Les voitures n'arrêtent pas de passer devant la maison.
Une heure plus tard, les autres reviennent. Bouton d'Or porte Miss Ku pour qu'elle ne refroidisse pas ses pattes dans la neige. Le Guv range la voiture et rentre dans la maison. "Nous sommes allés à Windsor, Fifi, dit Miss Ku. C'est loin d'être aussi beau que Dublin. D'abord, c'est tout petit et tous les messieurs fument de gros cigares et parlent avec un drôle d'accent. Nous avons descendu une rue et j'ai cru qu'il y avait des gratte-ciel au bout, mais quand nous y sommes arrivés, il y avait une rivière et les gratte-ciel étaient de l'autre côté, à Détroit."
On apporte les bagages de la Douane. Des malles pleines de vêtements, des caisses de livres, un magnétophone et la grosse machine à écrire électrique. "Nous avons gagné du temps en faisant changer le voltage de la machine, dit le Guv. Je vais pouvoir commencer un nouveau livre sans plus tarder. "Il se penche, soulève la lourde machine et la pose sur une table. Il insère une feuille de papier, branche le fil sur une prise de courant et s'assied pour taper. La machine bafouille et saute. Le Lama s'énerve. Il se lève, se dirige vers le compteur d'électricité et lit : "115 volts 60 cycles." Il revient à la machine, la retourne et lit : "115 volts 50 cycles." Il appelle Ma : "Rab ! Ils se sont trompés de moteur. La machine est inutilisable." "Appelons la firme, dit Ma. Elle a une succursale à Windsor."
Des SEMAINES plus tard, nous découvrons que la firme se désintéresse de nous. Elle refuse de reprendre la machine et de l'échanger. Finalement, le Guv se contente d'échanger, par l'entremise d'une autre firme, la machine électrique contre une machine à écrire portative ordinaire d'une autre marque. C'est Bouton d'Or qui se sert de cette machine-là. Le Guv est revenu à sa vieille Olympia portative, celle sur laquelle il a écrit ‘Le Troisième Œil’, ‘Docteur de Lhassa’, ‘L'Histoire de Rampa’ et est maintenant en train de taper mon livre.
Un jour, Ma et Bouton d'Or sont allées à Windsor acheter un sable spécial pour Miss Ku et moi. Quand elles sont revenues, Miss Ku a dit d'un air sombre : "Il y a quelque chose de bizarre dans l'air !" "Sheelagh a vu un singe", dit Ma (Sheelagh, c'est Bouton d'Or). "Un singe ? soupire le Guv, elle a dû en voir beaucoup depuis sa naissance !" "C'est donc pour ça qu'elle sent tout drôle, murmure Miss Ku à mon oreille, elle s'est approchée d'un singe. Elle a de ces idées, cette pauvre Bouton d'Or !" "Ça te plairait d'avoir un singe dans la maison ?" demande Ma au Guv. "Juste ciel ! s'exclame ce dernier. Je vis déjà avec vous deux, n'est-ce pas suffisant ?" "Non, je parle sérieusement, reprend Ma. Sheelagh a envie d'un singe." Miss Ku me souffle à l'oreille : "Notre Lama en prend un coup : un SINGE ! Qu'est-ce qu'elle voudra encore ?"
Le Guv était assis sur une chaise. Je me suis approchée de lui et je me suis frottée contre sa jambe en signe de sympathie. Il m'a caressée à rebrousse-poil et s'est tourné vers Bouton d'Or : "Explique-moi un peu tout ça." "Eh bien ! voilà, répond Bouton d'Or : quand nous sommes entrées dans le magasin qui vend du sable spécial pour les chats, nous avons vu un adorable petit singe blotti tristement dans un coin de sa cage. Il est tellement MIGNON ! J'ai demandé au marchand la permission de le voir de plus près. Il a l'air d'être paralysé pour être resté trop longtemps enfermé. Mais il se remettra vite si nous le prenons ici." "Bon. Puisque c'est ainsi, va l'acheter, ton petit singe, dit le Guv. Mais je te préviens, les singes mettent tout en désordre !" "Oh ! je t'en prie, viens le voir, demande Bouton d'Or très surexcitée. Tu ne peux pas savoir comme il est MIGNON !" En soupirant si profondément que j'entends craquer les boutons de son gilet, le Guv se lève : "Alors, dépêchons-nous pour ne pas tomber dans le défilé des voitures du soir." Bouton d'Or monte et redescend l'escalier en courant. Miss Ku éclate de rire : "Si tu voyais la tête du Guv !"
C'est bien là ce que je VOUDRAIS pouvoir faire : voir la tête du Guv. Je sais qu'il est chauve, qu'il a de la barbe et qu'il est grand et gros. Miss Ku me décrit les gens et elle le fait très bien, mais rien ne remplace la vue. Nous autres, aveugles, parvenons à nous faire une idée des personnes, une sorte d'image mentale. Nous y arrivons en les frôlant, en les reniflant, et la manière dont elles nous touchent, le son de leur voix nous en apprennent long sur elles. Mais le teint d'une personne, c'est une chose qui nous dépasse.
Nous traînaillons dans la maison en nous demandant ce que le Guv et Bouton d'Or vont rapporter. "J'ai passé quelques jours dans une cage à singe", dis-je à Miss Ku, histoire de lui faire la conversation. Elle me répond : "On aurait dû t'y laisser !" Des rêveries nous hantent où nous voyons toute une bande de singes envahissant la maison. On prend le thé. Puis, Miss Ku monte dans son observatoire. "Je t'enverrai un signal dès que je les verrai à l'horizon", dit-elle. Un garçon nous apporte le journal du soir. Ma commence à lire les gros titres. Aucun appel ne vient de la fenêtre d'où Miss Ku surveille la route. Nous attendons.
La porte s'ouvrit. Le Guv et Bouton d'Or entrèrent. A la façon dont ils marchaient, je compris qu'ils portaient quelque chose de lourd ou d'encombrant. Miss Ku courut se mettre à côté de moi. "Pouah ! quelle odeur infecte !" dit-elle. Je fronçai le nez. En effet, ça SENTAIT extrêmement mauvais. Un mélange de lapin mouillé, d'égout et de vieux matou. "Allons, les chattes, dit le Guv, venez dire bonjour au singe." Il posa quelque chose sur le sol et je ressentis une impression indéfinissable. Malgré moi, un courant électrique passa tout le long de ma colonne vertébrale et ma queue se hérissa. "Attention, Fifi ! s'écria Miss Ku, il y a un personnage pas ordinaire dans une grande cage à perroquet ! Oh ! mais, ma parole, il a fait pipi par terre !"
"Nous pourrions peut-être lui retirer la chaîne qui l'attache ?" dit Bouton d'Or. "Oui, répond le Guv, mais faisons-le sortir d'abord." Il va vers la cage et j'entends le bruit d'une petite porte qu'on ouvre. Soudain, c'est la fin du monde ! Un bruit qui tient de la sirène des bateaux que j'ai entendue dans le port de New York et de la corne de brume du phare de Bailey, à Dublin. Miss Ku recule, épouvantée. Elle me crie "Gare-toi, Fifi ! Il a encore fait un jet d'eau !" Je m'écarte avec prudence, sans pourtant tourner le dos à l'étrange créature, et je questionne Miss Ku : "Qu'est-ce qu'on lui fait ? Est-ce qu'on l'égorge ?" "L'égorger ? Ah non ! Ce singe est complètement névropathe. Il crie avant qu'on le touche. Le Guv lui enlève une grande chaîne à laquelle il est attaché pour qu'il soit moins gêné dans ses mouvements."
"Mettez des journaux sur le parquet. Au moins, pour une fois, la Presse aura servi à quelque chose !" dit le Guv. J'entends le bruit du papier qu'on froisse, puis de nouveau, des cris, des sifflements, des hululements. Je demande à Miss Ku comment il faut appeler la créature mystérieuse. "Moi, en tout cas, je vais l'appeler Monstre, répond Miss Ku. Bouton d'Or doit avoir perdu les pédales pour nous avoir amené un être pareil !" "Écoute, Sheelagh, si nous suspendons la cage ici, entre les deux chambres, il se sentira moins isolé. Qu'en penses-tu ?" dit le Guv. "Oui, répond-elle, mais je veux qu'on le sorte de sa cage" "J'ai l'impression qu'il a besoin de soins, reprend le Guv. Faisons venir le Vétérinaire." "Sauve qui peut !" me glisse Miss Ku à l'oreille. Nous nous cachons sous le lit du Guv.
Ma vient de téléphoner. Le Vétérinaire viendra demain. D'abord, il ne voulait pas se déranger, mais quand on lui a dit qu'il s'agissait d'un singe, il a préféré qu'on ne le lui apporte pas à domicile. Nous avons du temps devant nous et pouvons nous permettre de sortir de notre cachette. Je demande à Miss Ku à quoi ressemble ce singe. Elle me dit qu'il ne ressemble à rien, puisque c'est un monstre, mais qu'elle a tout de même vu, dans sa vie, quelque chose d'aussi laid : c'est le bébé que Bouton d'Or a eu, en Angleterre. La chose était un ‘Mâle’ et il avait la même figure que ce singe, à moins que le singe n'ait la même figure que ce petit Mâle. Ridée, ratatinée. Il ne savait rien faire, des bruits bizarres sortaient de sa bouche et il faisait tout le temps pipi. "Ah ! c'était une époque bien curieuse, soupire Miss Ku. Bouton d'Or avait un mari, dans ce temps-là, et puis un jour, elle a dit : ‘OUILLE ! Je vais avoir un bébé !’ Et elle l'a eu, comme ça, sur place. Et maintenant, elle se paie un singe ! Quelle histoire !"
"Haine ! Haine à tous ! dit Monstre. Haine à vous ! Haine au marchand qui m'a vendu ! Haine à la boutique et à votre vilaine maison !" Je suis consternée et je dis à Miss Ku : "Crois-tu que nous devrions avoir une explication avec Monstre ? Il ne faut pas qu'il entre tant de haine ici. C'est une BONNE maison." "Oh ! répond Miss Ku, ce gars est cinglé, ne faisons pas attention." "Inglais ? Inglais ? Non, j'suis pas Inglais, j'suis Américain et je hais tout le monde. Vous les premières", grince Monstre.
Le Guv arrive et me prend dans ses bras : "Fifi, je vais t'approcher de la cage et tu diras au singe qu'il a grand tort de parler comme ça. Tu ne risques rien, je suis là." "Je vous déteste ! Allez-vous-en !" grogne Monstre. Je ressens pour lui une grande pitié. Comment peut-on être aussi borné, aussi égaré, aussi aveugle sur le plan spirituel ? Je dis : "Monstre ! Écoute-moi. Nous voulons te rendre heureux. Nous voulons que tu sortes de ta cage et que tu viennes jouer avec nous." "Espèce de vieille folle ! crie Monstre à tue-tête. Fous le camps d'ici !" Le Guv me frotte le menton pour me rassurer : "Ne t'en fais pas, Fifi, il finira bien par se calmer, tu verras !" En fait, je me rends bien compte que Monstre est un malade. On l'a trop longtemps abandonné dans la boutique du marchand. C'est cela qui l'a aigri. "Hé ! Guv, s'écrie Miss Ku, laisse-moi dire un mot à Bouton d'Or. Si elle le met sur le plancher, hors de sa cage, il se sentira peut-être mieux."
On décide, finalement, de suspendre la cage au chambranle qui sépare les deux chambres. Le Guv tente de sortir Monstre de sa prison pendant l'opération. Monstre s'accroche désespérément aux barreaux. L'air est déchiré, haché par ses hurlements. On parvient enfin à l'extirper de la cage et à l'asseoir sur le plancher. J'entends alors un bruit de liquide qui s'écoule. Je veux m'approcher. Miss Ku m'en empêche. Monstre s'est encore une fois ‘oublié’. Si j'avance, je vais me tremper les pattes dans ce jus nauséabond.
"Rab !"
"Oui ?" répond Ma.
"Veux-tu habiller les Siamoises ? Nous allons les sortir un peu."
Nous avons, Miss Ku et moi, de ravissants manteaux tricotés à la main, pour les jours froids. De plus, Ma nous enveloppe chacune dans une couverture de laine merveilleusement chaude. Elle me prend dans ses bras tandis que le Guv se charge de Miss Ku. Nous sortons dans le jardin recouvert de neige. Il est immense, ce jardin. D'après le temps mis à le traverser, il doit être long comme trois maisons mises bout à bout. Tout au fond, il y a un mur de pierre et, au-delà, le lac gelé. "Fais attention, dit le Guv à Ma, c'est très glissant." Miss Ku se met à piailler : "Fifi, le lac est si grand qu'on dirait la mer. Il est aussi grand que la mer à Howth. Et il est recouvert de glace. À gauche, il y a une île, et sur l'île, il y a une tour, et sur cette tour, des hommes qui surveillent le lac pour que personne ne vienne voler la glace. Au loin, tout au loin, je peux voir l'Amérique et à droite le lac devient de plus en plus grand."
"Comment ça va, Fifi ? Tu n'as pas froid ?" dit le Guv. Puis il s'adresse à Miss Ku : "Es-tu courageuse, Ku ? Eh bien ! cramponne-toi à moi. Nous allons tous les deux descendre sur la glace !" J'entends les exclamations de joie de Miss Ku, puis des bruits de pas sur du bois gelé, et, venant de loin, la voix de ma camarade : "Hé, Fifi ! Je suis sur la glace ! C'est froid, mais c'est amusant ! Et c'est si épais que je pourrais aller jusqu'en Amérique sans risquer de me noyer !" Tout de même, nous étions heureuses de rentrer dans notre maison bien chauffée. Bouton d'Or était en train de dorloter Monstre — ce qui représentait une certaine dose de courage. En nous voyant, elle le déposa sur le sol, mais pas assez vite : "Oh ! ma belle robe toute propre ! Il va falloir que je la renvoie chez le teinturier !"
Toute la nuit la tempête fit rage. "On n'a pas vu ça depuis des années", se lamentaient les Grands Augures qui nous apportaient le pain et le lait. Et ils ajoutaient : "La situation va encore s'aggraver ! C'est catastrophique !" Nous le savions aussi, car nous écoutions la radio. L'eau avait gelé dans toutes les conduites de la maison. Nous regrettions que la tuyauterie intérieure de Monstre n'ait pas gelé, elle aussi. Il était toujours aussi sale. Le Vétérinaire des Singes était venu : "Rien à faire, avait-il dit en hochant la tête. Essayez de lui masser les jambes, mais je n'ai pas grande confiance. Cet animal a été trop longtemps abandonné à lui-même."
La toiture de la maison d'à côté ne tenait plus qu'à un fil. Quelque part, un bidon de fer roulait sur la route, poussé par le vent. Monstre était assis au milieu de la pièce. Nous, sur le divan. Le vent s'engouffrait par la moindre ouverture, faisait craquer tout ce qui lui résistait. Bouton d'Or, affolée, rafla Monstre d'un geste et s'enfuit avec lui, vers la pièce la plus éloignée, où elle s'enferma. Le Guv se saisit de la boîte à outils, de gros clous, de marteaux et sortit dans la tempête avec l'intention de faire quelque chose avant que le toit ne cédât, que les portes et les fenêtres ne fussent arrachées. Ku et moi, sans demander notre reste, nous fîmes ce que nous faisons toujours dans les moments dramatiques : nous nous cachâmes sous le lit en attendant les événements. À tous les bruits que j'entendais, je devinais, je croyais voir Bouton d'Or et le Guv en train de lutter contre des plaques de tôle en folie, des morceaux de contre-plaqué et des planches déchaînés par la tourmente. Ma essayant de retenir des rideaux, comme un marin des voiles dont les cordages ont été arrachés. À l'étage supérieur, Monstre glapissait de terreur et les rugissements du vent lui répondaient.
Ce fut, enfin, l'accalmie dans la maison. "Va chez le propriétaire, dit le Guv à Bouton d'Or. Dis-lui que nous avons provisoirement réparé les dégâts, mais que s'il n'envoie pas un charpentier professionnel, je ne réponds pas de sa toiture." Miss Ku me dit : "Le Guv a une sale tête. Pourvu qu'il n'ait pas une crise cardiaque !"
L'hiver fut interminable. Nous avions, Miss Ku et moi, le sentiment que le Canada, c'était déjà le Pôle Nord. Que de neige ! Que de degrés au-dessous de zéro ! Miss Ku faisait beaucoup d'automobile. Elle accompagnait le Guv quand il allait faire des courses en ville et lui indiquait la direction à prendre pour arriver à telle ou telle boutique. Elle interpellait les autres automobilistes, les avertissait de ne pas ‘coller au pare-chocs’ et les réprimandait pour leurs habitudes de conduite imprudentes. Un jour, on l'emmena jusqu'à Détroit. Lorsqu'elle revint, elle eut à cœur de me raconter son expédition. Miss Ku, vous le savez, adore faire l'importante. Moi, je joue le jeu et je fais semblant de palpiter d'intérêt à tout ce qu'elle dit. Elle s'installa donc confortablement, lissa ses moustaches et commença :
"Eh bien ! voilà. Nous sommes partis et nous sommes d'abord passés par l'endroit où le vieil Hiram fait son whisky. C'est près de l'hôpital où le Guv s'est fait radiographier les poumons. Nous avons tourné à gauche, traversé la voie ferrée puis nous sommes arrivés à Wyandotte. Nous avons roulé très longtemps ; puis le Guv a tourné à droite, et puis encore à gauche. Un homme en uniforme nous a fait signe de passer et nous sommes entrés sous terre. Je n'avais pas peur du tout, mais le tunnel était très mal éclairé. Le Guv m'a dit que nous nous trouvions sous la rivière de Détroit. Je l'ai cru volontiers, parce que c'était drôlement humide. J'en avais des frissons. Nous sommes enfin sortis du tunnel et nous avons tourné à un endroit où il y avait écrit : chaussée glissante. Là, nous avons donné de l'argent. Quelques pieds (m) plus loin, un homme a passé sa vilaine tête par la portière et il a demandé d'où nous venions. Nous le lui avons dit. L'homme a dit ‘okay’ et nous avons continué."
"Tout cela est merveilleux, Miss Ku, lui dis-je. Comme j'aurais aimé voir ces choses extraordinaires !"
"Je ne t'ai encore rien raconté. Écoute un peu la suite, reprend Miss Ku. Nous sommes entrés dans une grande rue avec des édifices si hauts que je m'attendais à voir de petits anges assis sur les toits. Des autos roulaient si vite que je me suis demandé si les conducteurs n'étaient pas fous. Ils étaient seulement américains. Nous sommes allés plus loin et j'ai vu l'eau et deux bateaux blancs amarrés, avec leurs pardessus d'hiver sur le dos pour que la neige ne leur entre pas dedans. Le Guv a dit que ces housses de toile seraient enlevées plus tard dans la saison et que les bateaux serviraient à faire faire des promenades à des tas d'Américains, parce que ça rapporte de l'argent."
J'acquiesçai à ces dernières paroles, car je me rappelais avoir fait une promenade de ce genre sur un bateau, à Marseille, au large des côtes de la chaude Méditerranée. Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant qu'aujourd'hui je me trouvais, en compagnie d'un singe fou, dans les neiges du Canada.
"Pourrais-tu cesser de m'interrompre !" me dit Miss Ku.
"Mais je n'ai rien dit !"
"Non, mais tu penses à autre chose !"
Elle continua : "Ensuite, nous sommes passés devant des boutiques formidables. Bouton d'Or avait terriblement envie d'une paire de chaussures. Pendant qu'elle les regardait, moi, je me suis couchée sur le dos pour mieux voir un gratte-ciel plus grand que tous les gratte-ciel mis les uns sur les autres. Le Guv a dit qu'il s'appelait ‘Pin-up Scott’ ou quelque chose dans ce genre-là. Peut-être ‘Périscope’. Au bout d'un très long moment, Bouton d'Or en a eu assez de regarder les chaussures, alors nous sommes entrés dans une rue si pleine de cahots que j'ai cru que mes dents allaient tomber. Le Guv a dit ce simple mot : "Porter !" J'ai cru qu'il parlait d'un porteur pour porter des bagages, mais non, il voulait dire que nous étions dans la Rue Porter. Nous avons tourné à gauche sur une route encore plus remplie de trous et de bosses. Le Guv a tendu de l'argent à un autre monsieur en uniforme et nous sommes passés devant une rangée de petites huttes qui servaient à régler la circulation.
"En regardant en l'air, j'ai vu une espèce de construction bizarre, une sorte de Meccano géant. Il y avait écrit dessus : Pont Ambassadeur. Nous avons roulé sur ce Pont. Oh ! Quelle vue ! Pour arriver à Détroit, nous étions passés sous la rivière et les quilles des bateaux étaient au-dessus de nos têtes. Cette fois, pour retourner au Canada, nous étions tellement haut que j'en avais le vertige. Au milieu du Pont, nous avons stoppé pour regarder le paysage. La ville de Détroit avait l'air d'une maquette. Des transbordeurs transportaient des wagons d'un bord à l'autre. Un canot automobile courait à toute vitesse et les bateaux du grand lac ressemblaient aux petits navires qu'on fait flotter dans la baignoire des bébés. Le vent secouait le Pont. J'ai eu peur qu'il ne se casse et j'ai demandé au Guv de partir au plus vite. À l'autre extrémité du Pont, un nouvel homme en uniforme m'a regardée de travers et il a dit : "Rien à déclarer ?" "Non", a répondu le Guv. Nous avons continué sur la route, retraversé Windsor, et nous voilà !"
Quelle aventure ! Mais ce n'était rien, comparé à ce qui devait arriver à Miss Ku quelques jours plus tard.
Le Guv est très difficile en ce qui concerne les voitures. Il faut qu'elles marchent à la perfection, sinon, il n'est pas content. Peu de temps après la promenade à Détroit, il arrive et dit qu'il n'est pas satisfait de la direction de son auto. Il doit y avoir quelque chose qui ne va pas dans l'essieu. Ma lui conseille d'aller au garage le plus proche et le Guv s'en va. Je me souviens d'avoir cru entendre, quelques instants après, la sirène d'une voiture de la police, mais je n'y ai pas prêté attention. Une demi-heure plus tard, une auto s'arrête devant la maison, une portière claque et le Guv entre : "Quoi ? C'est déjà fait ?" demande Ma. "Non ! répond le Guv, je me suis fait reconduire en taxi. Notre voiture ne sera prête que cet après-midi. Il y a une pièce à changer." Ma, qui connaît bien l'expression du visage du Guv, dit : "Raconte ce qui s'est passé." "Eh bien ! répond-il, je roulais à vingt-cinq milles (40 km) à l'heure, pas plus, lorsque j'ai entendu une sirène. Une voiture de la Police m'a dépassé, s'est arrêtée et un homme de la Police routière en est descendu. Je me suis demandé ce que j'avais fait de mal, puisque je n'avais pas dépassé la vitesse autorisée. Le Policier s'est approché et m'a demandé "Vous êtes Lobsang Rampa ?" J'ai répondu que oui. "J'ai lu un de vos livres", a repris l'homme. Bref, tout ce qu'il voulait, c'est me parler et il m'a appris que les reporters étaient, une fois de plus, à notre recherche. Il faut croire qu'ils n'ont rien de mieux à faire !"
"En tout cas, ils perdent leur temps en ce qui nous concerne. Les journalistes ont déjà dit trop de mensonges sur nous !" réplique Ma.
"Quelle heure est-il ?" demande le Guv, un peu plus tard.
"Trois heures et demie."
"Bon. Je vais voir si la voiture est prête. Ensuite je viens vous reprendre, toi et Ku, et nous irons faire un tour pour voir si elle marche bien."
"Pourquoi te déranger ? Je vais téléphoner au garage. Si la voiture est prête, le mécanicien peut te l'amener ici."
Miss Ku frétille d'aise à l'idée de se promener. Elle me demande si elle peut me rapporter quelque chose. Je la remercie. Le garage ayant répondu favorablement, le Guv se hâte de revêtir son manteau. Le Guv ne porte jamais d'épais pardessus, comme le font les autres. Il se contente d'un imperméable léger, juste assez pour ne pas être mouillé par la neige. Le plus souvent, même, il sort en veste, alors que tout le monde est EMMITOUFLÉ dans toutes sortes de vêtements laineux.
"L'auto est à la porte", crie Bouton d'Or de sa chambre, où elle est en train de distraire Monstre. Le Guv sort et rejoint le mécanicien qui attend dans la grande Monarch verte. Ma et Miss Ku montent se préparer. Cette dernière se tient bien sage pour que Ma lui enfile son manteau bleu, bordé de galons rouge et blanc. Elle adore ce manteau-là. "Je te plains, me dit Miss Ku. Pendant que je ferai du cent à l'heure sur les routes, tu resteras ici, à t'ennuyer et à subir les criailleries de Monstre !"
"Ne t'inquiète pas pour moi ! Soyez prudents sur la route !"
Les voilà partis. En fait, je me sens terriblement seule. Je dépends presque entièrement du Guv et de Miss Ku. Ils sont mes yeux, et même mes oreilles. En effet, quand on devient vieux, on a l'oreille un peu dure. Surtout quand on a beaucoup souffert dans sa vie. Miss Ku est jeune. Elle est pleine de vitalité. Elle a toujours mangé à sa faim, elle. Moi, je suis une vieille chatte qui a mis au monde trop de chatons et qui a été trop secouée par l'existence.
"Il me semble qu'ils mettent bien du temps à revenir, Fifi", dit Bouton d'Or, qui est enfin parvenue à endormir Monstre. Elle se dirige vers la fenêtre, puis s'affaire à préparer son dîner, une sorte de salade de fruits et de légumes, car Bouton d'Or aime BEAUCOUP les fruits. Moi, je les déteste. En fait de végétaux, je n'aime qu'une certaine sorte d'herbe. Miss Ku ne refuse pas, de temps en temps, un grain de raisin. Du raisin blanc. On lui enlève la peau et elle suce le jus. Elle aime aussi les châtaignes grillées. J'ai connu un chat, en France, qui mangeait des pruneaux et des dattes !
Bouton d'Or allume l'électricité. "Il se fait tard, Fifi. Je me demande ce qui a pu leur arriver." Dehors, c'est la ruée des automobiles. Les gens rentrent chez eux après leur journée de travail. D'autres, au contraire, s'en vont vers la ville de Détroit, pour y trouver des distractions. (Ensuite, ils se plaindront de n'avoir plus un sou !) Des voitures, des voitures. Mais pas celle que nous attendons.
Longtemps après que le dernier oiseau eut secoué la neige de son perchoir et blotti sa tête sous son aile pour dormir, nous entendons enfin une portière se refermer. Entrent Ma, le Guv et Miss Ku. "Que s'est-il passé ?" interroge Bouton d'Or. Miss Ku se précipite vers moi : "Viens sous le lit, Fifi. Il faut que je te raconte." C'est toujours sous le lit du Guv que nous tenons nos conférences. Miss Ku s'installe et croise les pattes. De la chambre monte un murmure de voix.
"Nous sommes montés en voiture et j'ai dit au Guv : ‘Voyons un peu si elle marche.’ Nous avons grimpé la côte et traversé Tecumseh — c'est l'endroit où presque tout le monde parle français — puis nous sommes arrivés à l'autoroute où l'on n'a qu'à appuyer le pied sur l'accélérateur sans plus penser à rien. Les choses se sont passées normalement pendant un certain temps. Nous roulions à soixante milles (96,5 km), ce qui est parfaitement légal. Tout à coup, il y a eu un bruit étrange et nous avons vu une gerbe d'étincelles sortir de l'auto, comme la queue d'une comète. J'ai jeté un coup d'œil sur le Guv et puis j'ai fermé les yeux de terreur : le volant lui était resté entre les mains. Il n'y avait plus de direction !" Miss Ku, ayant produit son petit effet, s'arrêta un instant. J'étais pantelante. Elle reprit : "Nous roulions donc sur cette autoroute, comme un navire sans gouvernail. Heureusement, il n'y avait pas trop de circulation. Le Guv est parvenu à serrer les freins et la voiture a patiné, puis s'est arrêtée, une roue en l'air, à moitié suspendue au-dessus d'un fossé. L'air était plein de l'odeur du caoutchouc brûlé, car le Guv avait dû freiner sec pour que l'auto ne se retourne pas dans le fossé. Il est sorti. Il a tourné les roues avant, à la main, puis il est remonté et il s'est mis en marche arrière pour nous faire retomber sur la route. Ma a marché jusqu'au poste téléphonique le plus proche et elle a appelé le garage pour qu'on vienne nous dépanner. Nous sommes restés dans la voiture en attendant."
J'étais émerveillée. Ku ne paraissait ni fatiguée ni tendue. Elle était calme, flegmatique. "Mais, dis-je, la voiture venait d'être réparée et c'est justement parce que la direction donnait des inquiétudes qu'on l'avait conduite au garage !"
"Eh oui ! ma vieille ! Toutes les pièces avaient été révisées et remises en place. Seulement, ils avaient simplement oublié les goupilles ou Dieu sait quoi. Quoi qu'il en soit, la dépanneuse est arrivée, avec une grue derrière. Le mécanicien qui la conduisait s'est gratté la tête et il a dit : ‘Vous devriez être morts à l'heure qu'il est !’ Nous nous sommes tous mis à tirer la Monarch pour qu'elle soit dans une position qui permette à la dépanneuse de la remorquer. Puis je me suis assise sur le siège avant et j'ai donné des conseils à tout le monde. Je n'ai pas ma pareille pour les manœuvres. Mais je ne t'ai pas encore tout dit. Bon. Le Guv et Ma m'ont rejointe sur le siège avant et j'ai senti que je m'élevais dans les airs. C'était la grue qui nous soulevait ainsi. Tu peux t'imaginer à quel point cette situation nous faisait perdre tout air de respectabilité ! J'en rougissais de honte ! Nous avons fait des milles (km) de cette manière. Il faut voir comment nous étions cahotés, secoués ! Et je peux t'assurer que ce remorquage a endommagé la transmission automatique."
Miss Ku renifla et, me regardant avec sévérité : "Tu n'es pas ingénieur, Fifi. Si tu étais ingénieur, tu saurais qu'il n'y a rien de plus mauvais pour la transmission automatique que de remorquer l'auto. Un remorquage trop rapide peut ruiner une voiture : c'est ce qui s'est passé. Mais je ne suis pas ici pour te faire une conférence. D'ailleurs, ma pauvre Fifi, tu n'y comprendrais rien."
"Et après, Miss Ku ?"
"Après ? Nous avons traversé, en brinquebalant, la voie ferrée à Tecumseh et nous sommes arrivés devant le garage. Le Guv était furieux parce qu'il avait payé la réparation et que le garagiste ne voulait pas reconnaître ses torts. Il disait qu'il fallait accuser le Destin ! Pourtant, il nous a fait raccompagner ici dans sa propre voiture, après que je lui eus dit que je ne me sentais pas la force de porter le Guv sur mon dos jusqu'à la maison."
J'entendais un bruit d'assiettes qu'on remue. Il était temps d'aller voir ce qui se passait à la cuisine. J'avais été incapable d'avaler un morceau avant leur retour, tant j'étais inquiète. Je posai à Miss Ku une dernière question : "Pendant cette aventure, tu n'as pas eu peur ?"
"Peur ? Moi ? Non, je savais que si quelqu'un pouvait nous tirer de ce mauvais pas, c'était le Guv. Et puis, j'étais là pour le conseiller. Ma a été très bien. J'avais craint qu'elle ne s'affole. Heureusement, elle a été d'un calme parfait. Maintenant, allons manger."
"Notre Lama est en train de pérorer. Qu'est-ce qu'il peut raconter ?" Nous nous dépêchons de finir notre dîner et nous entrons dans le salon, où le reste de la Famille est réuni. "J'en ai assez de cette guimbarde, dit le Guv. J'ai bonne envie de l'échanger contre une meilleure voiture." Ma se racle le gosier, fait toutes sortes de petits bruits, ce qui indique qu'elle n'est pas tout à fait d'accord. "Regarde Ma, dit Miss Ku. Je suis sûre qu'elle est en train de calculer dans sa tête l'argent que ça va coûter." "Nous pourrions peut-être attendre un peu, dit enfin Ma, faisant appel à tout son courage. Tu vas bientôt toucher ces droits d'auteur dont tu m'as parlé." "Attendre ? l'interrompt le Guv. Si nous ne faisons pas cet échange tout de suite, nous n'aurons plus rien à échanger du tout. Cette vieille bagnole va tomber en morceaux. Elle ne vaudra plus un sou (centime). Non ! Si nous attendons d'en avoir les MOYENS, nous ne le ferons jamais !" "Monstre a été insupportable, dit Bouton d'Or, pour varier la conversation. Je ne sais vraiment plus quoi en faire !" Miss Ku, en son langage, lui dit ce qu'elle peut en faire. Heureusement pour elle, Bouton d'Or ne comprend pas notre langue. Le Guv, lui, la comprend. Il applaudit et fait la traduction. Une traduction polie et sérieusement censurée !
Cette nuit-là, en m'endormant, je songe à quel point les autos sont chose dangereuse. On dépense des sommes folles pour les remettre en état, et à peine sont-elles sur la route qu'elles vous lâchent et vous obligent à de nouvelles dépenses. Quel plaisir les gens peuvent-ils trouver à se balader dans la campagne, enfermés dans une boîte de conserve montée sur roues ? Je préfère rester à la maison. Je n'ai que trop voyagé, et où cela m'a-t-il menée ? Je me réveille en sursaut. Où cela m'a menée ? Mais, en Irlande, et si je n'étais pas allée dans ce pays, je n'aurais jamais rencontré le Guv, Ma, Bouton d'Or et Miss Ku. Tout à fait réveillée maintenant, je me dirige vers la cuisine pour y prendre un léger repas de minuit, histoire de passer le temps. J'y retrouve Miss Ku, qui fait de l'insomnie parce que les événements de la journée l'ont énervée. Monstre, même dans son sommeil, geint, grogne et pousse de petits cris inarticulés qui alternent avec ce bruit de robinet mal fermé qui vient de sa vessie incontinente. "La rivière de Détroit doit avoir un débit beaucoup plus fort depuis que Monstre est dans le pays", déclare Miss Ku, sans pitié. "Haine ! Haine à tous !" psalmodie Monstre, en rêve. "Bonne nuit, Fifi", dit Miss Ku. "Bonne nuit, Miss Ku", dis-je.
Le lendemain matin le Guv revient déjà du garage, où il est allé reprendre la Monarch. Le Guv a toujours été un homme du matin. Il convoque toute la Famille à une conférence plénière. C'est son habitude chaque fois qu'une décision importante doit être prise. Tradition extrême-orientale à laquelle nous souscrivons, nous autres chats. Je m'assieds sur les genoux du Lama, Miss Ku sur ceux de Ma. Quant à Bouton d'Or, elle n'a personne sur ses genoux, Monstre ayant été jugé incapable de participer aux discussions. "Mesdames, commence le Guv, je vous ai réunies pour envisager quelques questions : primo, il va falloir que nous déménagions. Les gens du garage viennent de m'apprendre que l'autre côté de la route va bientôt être transformé en décharge publique. Le fossé sera comblé de détritus, ce qui amènera des hordes de mouches en été. De plus, il est quasiment impossible de passer sur la route à cause du nombre de touristes américains. Nous allons donc partir." Il s'arrête et jette sur nous un regard circulaire. Personne ne bouge. Personne ne dit mot. "Ensuite, poursuit-il, la direction de la voiture a été réparée, mais cela ne nous assure qu'une sécurité provisoire. Je propose donc que nous allions à Windsor pour échanger la Monarch contre une autre auto. Tertio, la question de Monstre se pose. Qu'allons-nous faire de lui ? Il devient de plus en plus impossible et le Vétérinaire dit que c'est sans espoir. Faut-il le laisser à cet homme ? Il s'y connaît en singes et saura s'en occuper." Nous discutons de voitures, de maisons et de singes pendant un bout de temps. Miss Ku prend des notes. Elle a le sens des affaires publiques et sait mener les débats.
"Je pense que nous devrions aller ce matin même à Windsor, dit Ma. Puisque tu es décidé, autant se débarrasser tout de suite de la voiture. Pendant ce temps-là, je m'occuperai de chercher une maison." "Ils ont mangé du lion !" murmure Miss Ku à mon oreille. "Alors, Sheelagh ? demande le Guv à Bouton d'Or. Qu'est-ce qu'on fait de Monstre ?" "Nous avons fait de notre mieux, dit lentement Bouton d'Or. Je crois qu'il faut le renvoyer là d'où il vient." "Bien, répond le Guv. D'ailleurs, nous avons une bonne semaine devant nous." Miss Ku l'interrompt. Elle dit que c'était parfaitement idiot de nous être installés si loin de la ville. Elle veut voir des boutiques. Elle veut voir de la VIE ! "Entendu, lui rétorque le Guv, cette fois, nous choisirons une maison dans Windsor même." Ma ajoute que nous ne trouverons de maison ni à Windsor ni ailleurs si nous restons là assis à ne rien faire. Elle monte se préparer.
Le Lama, qui est sorti un instant, rentre dans la maison : "Un homme qui passait devant chez nous m'a aperçu près du garage. Il s'est arrêté pour me prévenir que des journalistes avaient rôdé dans le coin pour savoir où nous demeurions." La Famille a été presque continuellement harcelée par la Presse. Des reporters, venus des cinq parties du monde, viennent périodiquement demander au Guv un ‘scoop exclusif’. Nous recevons aussi des lettres provenant de tous les pays. Bien qu'il n'y en ait pas une sur mille qui contienne un timbre pour la réponse, le Guv se faisait un devoir de répondre à toutes. Miss Ku et moi l'en avons dissuadé. Il s'est finalement rendu à nos raisons et ne répond plus à TOUTES les lettres. Ce qu'il y a de bien chez le Lama, c'est qu'on arrive à le convaincre, à condition de lui présenter des arguments solides. Nous lui avons fait comprendre que le bon sens était une chose à laquelle on pouvait se fier beaucoup plus qu'aux sentiments.
Le Guv appelle Bouton d'Or : "Sheelagh ! Il y a, dehors, une foule de crétins de la Presse. Je te conseille de ne pas répondre si l'on sonne et de t'assurer que la porte est verrouillée ! Il part avec Ma. La voiture s'éloigne. Nous restons là, Miss Ku et moi, pour protéger Bouton d'Or contre les journalistes. "Attention à vous, les chattes ! Je vais faire le ménage à fond. Gare aux pattes !" dit Bouton d'Or, armée d'un aspirateur. Je saute sur le lit du Guv. Miss Ku grimpe sur le rebord de la fenêtre et me crie : "La glace est en train de fondre sur le Lac, Fifi ! Je vois de gros blocs se détacher et s'en aller avec le courant. Bientôt il va faire plus chaud. Nous pourrons peut-être aller nous promener en barque. Tu verras comme c'est amusant."
Nous autres Chats Siamois sommes très sociables, il nous FAUT être entourés des gens que nous AIMONS. Bouton d'Or est à la cuisine. Monstre continue à psalmodier, comme un maniaque qu'il est : "Veux partir ! Veux partir ! Haine à tous ! Haine à tous !" J'ai pitié de ce pauvre être qui a trouvé le meilleur des foyers et qui, pourtant, n'est pas satisfait. La grosse horloge sonne onze heures. Je bâille et décide de dormir pour passer le temps. Miss Ku dort déjà. J'entends son souffle régulier et paisible, dans le silence de la chambre.
"Chic ! Oh ! Chic ! s'exclame Miss Ku. Quelle belle auto ! Quelle superbe carrosserie ! C'est une limousine grand luxe ! Elle est bleue avec un toit blanc. Bleue de la couleur de tes yeux, Fifi. Le Guv a eu la main heureuse !" Je dois m'armer de patience et attendre qu'elle veuille bien, d'elle-même, m'en dire plus long sur la nouvelle voiture. C'est le lot des aveugles de devoir toujours compter sur autrui. Miss Ku a dit que la limousine était de la couleur de mes yeux. J'en suis TRÈS flattée. Le toit blanc doit faire merveilleusement ressortir ce bleu. Des portières se ferment. Des pas se rapprochent. Le Guv et Ma entrent tous les deux. Bouton d'Or descend précipitamment l'escalier.
"Vous venez la voir de près ?" demande le Guv. Bouton d'Or enveloppe Miss Ku dans un châle. Moi, je reste à l'intérieur. J'attends que Miss Ku me transmette ses impressions par télépathie : "C'est somptueux, Fifi ! Les coussins sentent le cuir de Russie. Le tapis est si épais qu'on a envie d'y enfoncer ses griffes. Il y a des vitres si grandes qu'on se croirait dans un bocal à poissons rouges. Et c'est vaste ! Comme une salle de bal ! Au revoir, Fifi. Nous allons faire un tour. À bientôt !"
Certaines personnes disent : "Eh bien, Mme Greywhiskers, pourquoi ne pas capter les messages télépathiques en tout temps ? La réponse à cette question très sensée est que si tous les chats utilisaient constamment leurs pouvoirs télépathiques de façon maximale, ‘l'air’ serait si chargé de bruit que personne ne comprendrait aucun message. Les humains eux-mêmes sont obligés de régler leurs postes de radio afin d'éviter les interférences. Les chats se mettent sur la longueur d'onde du chat qu'ils désirent appeler et alors la distance est sans importance, mais n'importe quel autre chat à l'écoute sur cette longueur d'onde entend également le message et la conversation perd ainsi son côté personnel. Nous nous servons de notre langage à courte portée pour les conversations privées et de la télépathie pour les discussions, les messages à longue portée ainsi que pour communiquer avec la communauté chatesque. Quand on connaît la longueur d'onde d'un chat, qui est déterminée par la fréquence de base de l'aura, on peut s'adresser à ce chat n'importe où, et la langue n'est pas un obstacle. PAS un obstacle ? Enfin, un très petit obstacle, en tout cas. Les gens, et cela inclut les chats, ont tendance à penser dans leur propre langue et à projeter des images-pensées directement issues de leur propre culture, de leur propre conception des choses. Je ne m'excuserai pas d'entrer dans les détails de ce processus, car si mon livre pouvait donner aux personnes ne fût-ce qu'une légère compréhension des problèmes et des pensées chatesques, il serait déjà inappréciable à ce seul titre.
Une personne et un chat voient les mêmes choses, mais d'un point de vue différent. La personne voit une table et ce qui se trouve sur cette table. Un chat ne voit que le dessous de la table. Nous voyons les choses d'en bas. Le dessous des chaises, le dessous des automobiles, des jambes qui montent vers le ciel, comme les arbres d'une forêt. Pour nous, un plancher est une vaste plaine parsemée d'immenses objets et de pieds maladroits. Un chat, où qu'il soit, a la même vision du monde que les autres chats, et c'est pourquoi n'importe lequel d'entre eux comprend le sens du message qu'on lui envoie. Comprendre les messages des personnes, c'est une autre histoire, car elles projettent une image dont la perspective, le point de vue, nous sont tellement étrangers que cela nous trouble un peu. Les chats vivent avec une race de géants. Les personnes vivent avec une race de nains. Vous qui me lisez, couchez-vous sur le sol et vous verrez ce que voit un chat. Les chats grimpent sur les meubles et sur les murs pour parvenir à voir ce que voient les personnes et, de la sorte, comprendre les pensées qui leur viennent.
Les pensées humaines ne sont pas contrôlées et irradient dans toutes les directions. Seuls des gens comme mon Guv peuvent contrôler le rayonnement et la diffusion de leurs pensées afin de ne pas ‘encombrer’ toutes les autres. Le Guv un jour nous a dit à Miss Ku et à moi qu'il y a fort longtemps les hommes communiquaient par télépathie, mais qu'ils abusèrent gravement de ce pouvoir et, du coup, le perdirent. C'est là, dit le Guv, le sens de l'histoire de la Tour de Babel. Comme nous, les hommes utilisaient jadis le langage vocal pour les conversations privées à l'intérieur d'un groupe et la télépathie pour les grandes distances et les rapports collectifs. Maintenant, évidemment, les hommes, tout au moins la plupart d'entre eux, ne se servent plus que du langage vocal.
Les personnes ne devraient jamais sous-estimer les chats. Nous sommes doués d'intelligence. Nous possédons un cerveau et des capacités. Nous n'utilisons pas la raison au sens communément accepté du mot, nous utilisons ‘l'intuition’. Les choses ‘viennent à nous’. Nous CONNAISSONS la réponse aux problèmes sans avoir à la chercher. Beaucoup d'humains ne voudront pas le croire, mais, comme le Guv vient de me le faire observer : "Si les gens, les humains, exploraient les choses de CE monde-ci avant d'explorer l'Espace, ils seraient mieux préparés à affronter ce dernier. Et, sans les choses de l'esprit, il n'y aurait PAS de choses mécaniques du tout ; il faut un esprit pour inventer un dispositif mécanique."
Dans certaines de nos légendes, il est question des grandes choses qui ont eu lieu entre la race des hommes et la race des chats. Cela se passait il y a bien longtemps avant que les hommes eussent perdu leurs pouvoirs de télépathie et de clairvoyance. Ne riez pas. Les chats ont leurs légendes. Les hommes ne commencent-ils pas les leurs, souvent, par les mots : "Du temps que les bêtes parlaient" ? Les gitans n'ont-ils pas des légendes qui remontent aux premiers temps du monde ? Les chats, certes, n'écrivent pas. Nous n'en avons pas besoin, car nous avons une mémoire totale de ce qui s'est passé à toutes les époques et, de plus, nous avons accès aux Archives Akashiques. La plupart des gitans ne savent pas écrire non plus. Cependant, les histoires qu'ils savent ont traversé les siècles. Qui comprend les chats ? Est-ce VOUS ? Êtes-vous EN MESURE d'affirmer que les chats n'ont pas d'intelligence ? En vérité, vous vivez avec des êtres que vous ne comprenez pas, parce que nous, les chats, NE VOULONS PAS être connus. J'espère cependant qu'un jour, le Guv et moi écrirons ensemble un livre de légendes des chats. Et ce livre stupéfiera positivement les hommes ! Mais revenons à ma petite histoire personnelle, dont cette digression m'a considérablement écartée.
Le soleil était tiède à travers la vitre de la cuisine lorsque Miss Ku revint de sa promenade : "Brrr ! Ce qu'il fait froid dehors, Fifi. Heureusement que la nouvelle voiture est bien chauffée !" C'était le prélude à une de ces petites conversations que nous avons autour d'une assiette bien garnie. Sa sortie avait donné faim à Miss Ku. Je n'avais pas besoin de grand air pour me donner de l'appétit. Il me suffisait de penser aux années de disette que j'avais traversées. Elles me faisaient apprécier mon bien-être d'aujourd'hui. Après s'être restaurée, Miss Ku me donna de plus amples détails sur la voiture, la façon dont le Guv l'avait choisie et opéré la transaction avec l'ancienne. Tout cela était fort intéressant. Monstre poussait des cris étourdissants. Il était fou, nous en étions absolument certains à présent. "Quand allons-nous le rapporter au marchand qui nous l'a vendu ?" demanda Bouton d'Or. "Hourrah ! Voilà qui est bien parler !" s'écria Miss Ku, sautant en l'air de joie. "Il faut d'abord téléphoner pour prévenir que nous le rapportons. On ne peut pas prendre ces gens au dépourvu, ce ne serait pas correct", dit le Guv.
Ma se dirige vers le bas de l'escalier, où se trouve le téléphone. Le Guv ne se sert JAMAIS de cet appareil s'il peut faire autrement, car il lui arrive souvent de capter les pensées de son interlocuteur à la place de ce qu'il dit — deux choses très différentes ! À la maison, c'est toujours Bouton d'Or ou Ma qui téléphonent. Ma, d'une façon générale, joue chez nous le rôle de ‘directeur commercial’. Le Guv trouve qu'elle a toutes les qualités qu'il faut pour ça. C'est elle qui fait tous les comptes, mais seulement parce que le Guv en a décidé ainsi.
"Oui, dit Ma, il vaut mieux le ramener, mais ils ne nous rendront pas l'argent, malheureusement !" ajoute-t-elle avec un air de regret. "Alors, Sheelagh ? Que décidons-nous ?" demande le Guv. Bouton d'Or, toute bouleversée, bégaie un peu et traîne les pieds : "C'est, c'est vrai que Monstre ne s'améliore pas. Il ne se plaît évidemment pas ici. Il doit avoir peur des chattes. Je crois qu'il se trouvera mieux dans une maison sans chat. Séparons-nous de lui."
"Tu en es SÛRE ? TOUT A FAIT sûre ?" insiste le Guv.
"Oui. C'est pour son bien", dit courageusement Bouton d'Or.
Le Guv se lève et se dirige vers le garage. Bouton d'Or tire Monstre de sa cage et l'enveloppe dans une bonne couverture. On introduit la cage dans la malle arrière de la voiture. Le Guv met le moteur en marche et le laisse tourner assez longtemps pour que la voiture se réchauffe : il ne faut pas que Monstre attrape une pneumonie. Adieu, pauvre Monstre.
Bien que je n'aime guère circuler en auto, la Famille décida, un jour, de m'emmener faire un tour. Nous allâmes à un endroit assez plaisant situé au-dessous du Pont Ambassadeur, dont Miss Ku m'avait parlé à son retour de Détroit. Une fois là, on ouvrit la fenêtre pour que je puisse respirer le ‘parfum’ de Détroit, humer son ‘arôme’ ! C'est une façon polie de s'exprimer.
Miss Ku me donne une description de ce qui se passe au-dessus de nous. Le Pont gigantesque jeté sur la rivière de Détroit comme une construction en Meccano. Les camions qui passent sur ce Pont, telle une interminable procession de fourmis. Les touristes armés d'appareils photo qui emmagasinent des souvenirs. De l'autre côté, une gare de triage et, à droite, un gratte-ciel en construction, qui sera sans doute un de ces Halls où les Américains se plaisent à organiser des Conférences, ou des Conventions. Ce sont, en fait, des endroits où ils ne se rendent si volontiers que parce que cela leur permet d'échapper pendant quelques jours à ‘Bobonne’, de s'offrir ‘aux frais de la princesse’ autant de verres de whisky qu'ils veulent et de se réjouir en compagnie de ‘demoiselles de petite vertu’.
Miss Ku est dans tous ses états. Elle voit de grands pans de glace descendre la rivière et voudrait en mettre de côté pour les revendre en été et faire fortune. On me propose de m'emmener jusqu'à Détroit. Je refuse. J'ai peur. Miss Ku me traite de poltronne.
"Ramenons les chattes à la maison et mettons-nous à la recherche d'un logement", dit Ma. "Très bien, répond le Guv, il est temps de déménager ; de toute façon, je n'ai pas aimé cet endroit dès le début." Je prends congé du Pont Ambassadeur. Respectueusement, car je connais les usages. La voiture démarre silencieusement sur la neige. Tandis que nous passons devant la Gare de Windsor, un train mugit et je sursaute. Nous passons aussi devant un Couvent, ce qui rappelle à Miss Ku l'Irlande et notre ancien voisin, M. Loftus, dont la fille est religieuse. Puis nous rentrons chez nous. Ma nous sert le thé. Le Guv, qui, comme moi, a souvent souffert de la faim autrefois, a besoin de manger peu, mais souvent. Voilà pourquoi je rends compte aussi fréquemment de tous ces petits repas que nous prenons. Ils font partie du rythme de notre existence. Comme en font aussi partie toutes ces petites allées et venues qui ont pour moi, qui suis aveugle, tant d'importance, parce qu'elles me servent de points de repère.
Après le thé, le Guv, accompagné de Ma, repart sur la route et nous nous mettons à jouer, Miss Ku et moi. Nous courons l'une après l'autre. C'est d'ailleurs ce que les enfants, en France, appellent ‘jouer à chat’. Quand nous sommes fatiguées de jouer, Miss Ku me demande de lui raconter une vieille légende. Elle insiste pour que je la lui raconte d'une voix très douce, pour l'endormir. Je lui propose la légende des ‘Chats qui sauvèrent le Royaume’. Elle accepte et se pelotonne à mes pieds. Je commence :
"Il était une fois, il y a bien de cela un million d'années, une île qui s'étendait, belle et verdoyante, sous la douce tiédeur d'un soleil amical. Les eaux bleues léchaient ses roches indolentes et lançaient des aigrettes d'écume où scintillaient des arcs-en-ciel. La terre de cette île était fertile et la végétation luxuriante. On y voyait des arbres qui s'élevaient gracieusement, très haut dans le ciel, pour être caressés par les brises embaumées. Des terres plus élevées descendaient des rivières qui rebondissaient par-dessus d'énormes blocs de pierre pour venir s'écraser dans des lacs d'où elles ressortaient, calmées. Elles suivaient alors un cours plus régulier qui les menait dans la mer accueillante. Au centre de l'île, des montagnes s'élevaient, cachant leur couronne dans les nuages. C'est peut-être là que se trouvait la Demeure des Dieux.
"Sur les longues étendues de sable doré, ourlé de la blanche écume des vagues, des indigènes heureux jouaient, nageaient et se livraient à l'amour. Tout n'était que joie, paix, indicible contentement. Pas de pensées d'avenir, ni de chagrin, ni de mal, rien que la joie de vivre sous les palmes caressantes.
"Une large route menait à l'intérieur du pays. Elle disparaissait dans la fraîche obscurité d'une immense forêt, pour réapparaître très loin, dans un paysage tout différent. Là, il y avait des temples taillés dans de la pierre colorée et des métaux tels que l'argent et l'or. Des flèches et des minarets défiaient le ciel, par-dessus des coupoles et des bâtiments patinés par le temps. Tout à coup, de l'intérieur d'un temple, parvinrent les notes profondes d'un gong. Cela fit fuir les oiseaux, qui, par milliers, se chauffaient au soleil le long des murs sacrés.
"Au son continu de ce gong, des hommes drapés de tissu safran se dirigèrent en hâte vers un bâtiment central. La ruée dura un certain temps, puis ralentit, et tout redevint calme. À l'intérieur du Temple grandiose, l'Assemblée des moines se demandait la raison de cet appel soudain. Une porte s'ouvrit tout au fond laissant apparaître une petite troupe d'hommes revêtus de safran. Leur Chef était un vieillard ridé et desséché par les ans. Il les précédait, escorté de deux chats de grande taille. Ces chats avaient la queue, les oreilles et le masque noirs, le corps blanc. On sentait qu'il existait entre le vieillard et les chats une entente télépathique totale. Ensemble ils approchèrent d'un podium où le vieillard se tint un moment sans rien dire, contemplant la mer de visages qui se tenait devant lui.
"‘Frères de tous degrés, dit-il enfin, très lentement. Je vous ai convoqués pour vous dire que notre île est en danger mortel. Pendant longtemps nous avons souffert la menace que fait peser sur nous la présence des gens de science qui habitent le pays, de l'autre côté des montagnes. Coupés de nous par les gorges profondes qui séparent l'île en deux, ils ne sont pas aisément approchables. Sur leur territoire, la science a supplanté la religion ; ils n'ont pas de Dieu, pas de considération pour les droits des autres. Aujourd'hui, Frères de tous degrés...’ le vieux prêtre s'arrêta un instant et jeta sur l'Assemblée un regard triste. Voyant que tous l'écoutaient avec grande attention, il reprit : ‘Aujourd'hui, nous sommes menacés. Si nous ne fléchissons pas le genou devant ces impies, si nous ne nous soumettons pas complètement à ces hommes mauvais, ils déclarent qu'ils nous détruiront à l'aide de germes mortels.’ Il prit un temps. Le poids des ans pesait lourdement sur ses épaules : ‘Nous sommes ici, mes Frères, pour discuter de quelle façon nous pouvons écarter cette menace à notre existence et à notre liberté. Nous savons où sont gardés ces germes porteurs de maux, car certains d'entre nous ont déjà tenté, en vain, de les dérober afin de les détruire. Mais nous avons échoué et ceux qui se sont sacrifiés pour nous ont été torturés à mort.’
"‘Saint-Père ! dit un jeune moine, ces germes sont-ils lourds à porter ? Un homme pourrait-il s'en emparer et s'enfuir avec eux ?’ Il s'assit, tout apeuré de sa propre témérité pour s'être adressé directement au Saint-Père. Le Vieil Homme eut un sourire mélancolique : ‘Non, cela ne pèse presque rien. Les germes sont contenus dans un tube que l'on peut tenir entre le pouce et l'index et, cependant, une seule goutte peut imprégner tout le pays et nous annihiler. De plus, le tube est soigneusement gardé dans une haute tour.’ Le vieillard s'essuya le front : ‘Pour nous narguer, nos ennemis ont placé le tube devant une fenêtre ouverte afin qu'on puisse le voir. Un arbre pousse devant la tour et l'une de ses branches entre par la fenêtre. Hélas ! cette branche est mince, fragile et, toujours pour nous montrer qu'ils n'ont pas peur de nous, nos ennemis ont envoyé un message dans lequel ils nous disent de prier notre Dieu qu'il nous rende légers, légers. Ainsi, disent-ils, la branche nous supportera et nous pourrons atteindre le tube.’
"Les moines tinrent conseil toute la nuit, cherchant le moyen de sauver leur peuple de la destruction. Les uns proposaient que l'on détruise la tour, les autres que l'on fasse tomber le tube à l'aide d'un projectile. Mais celui qui s'en emparerait posséderait un pouvoir dont il pourrait, à son tour, faire mauvais usage, tant il est vrai que l'homme — fût-il moine — est une créature faillible.
"Dans sa cellule, au plus profond du Temple, le Grand Prêtre gisait, épuisé, sur sa couche. À ses pieds, les deux chats sacrés. ‘Votre Sainteté, dit l'un, par télépathie, ne pourrais-je me rendre en pays ennemi, monter sur l'arbre et prendre ce tube, cette fiole ?’ L'autre chat regarda son compagnon : ‘Nous irons ensemble. Cela doublera les chances de succès.’ Le vieux prêtre réfléchit. ‘Ce serait sans doute la solution. Il n'y a qu'un chat qui puisse monter sur cet arbre et se tenir sur cette branche sans la casser.’ Il retomba dans sa méditation que personne, même un chat sacré, ne se permettrait de troubler. Celui-ci dit enfin : ‘L'un des nôtres vous emmènera. Il vous fera traverser les gorges qui nous séparent du pays ennemi, pour que vous ne vous fatiguiez pas inutilement, et nous attendrons votre retour. Nous ne ferons part à personne de notre projet. Craignons les bavards ! Et nous enverrons un émissaire à nos ennemis, sous prétexte que nous voudrions connaître leurs conditions. Pendant qu'ils recevront cet émissaire, leur attention sera détournée de vous.’
"Les jours qui suivirent furent très occupés. Le Grand Prêtre fit savoir qu'il désirait envoyer un Émissaire. Il reçut une réponse favorable. L'Émissaire partit, escorté de deux moines portant chacun un panier. La troupe franchit des montagnes escarpées, passa les gorges ténébreuses et se trouva en territoire ennemi. Lorsque la nuit fut tombée, on libéra les chats de leurs paniers. Ils en sortirent aussi silencieusement que la nuit, elle-même, était silencieuse. Bientôt ils furent au pied de l'arbre. Leurs pouvoirs télépathiques leur permirent de s'assurer qu'aucun ennemi ne se trouvait à proximité. Précautionneusement, l'un des chats se mit à faire l'ascension de l'arbre, tandis que l'autre guettait, télépathiquement. Avec des précautions infinies, le chat grimpeur rampa le long de la branche. Il arriva sur le rebord de la fenêtre et s'empara de la fiole au nez et à la barbe de celui qui la gardait. Avant que l'alerte eût été donnée, les deux chats s'étaient dissous dans les ombres de la nuit. Ils apportèrent au Grand Prêtre la fiole qui, dorénavant, sauvegarderait la paix du pays. Voilà pourquoi, depuis lors, les chats sont révérés dans ce royaume. Mais, l'histoire ayant été tenue secrète, seuls les chats connaissent cette raison !"
Mon histoire était finie. Le but était atteint : Miss Ku était endormie et j'entendais à mes pieds son doux ronflement. Je souris de contentement. Je n'étais, sans doute, qu'une Vieille Bonne Chatte, mais je savais encore bercer de ma voix une petite sœur fatiguée. Son sommeil ne dura pas longtemps. Au bout de quelques instants, elle se leva toute droite et m'ordonna : "Fais ta toilette, Fifi. Ils vont bientôt rentrer et je ne veux pas qu'ils te voient toute dépeignée comme tu l'es." En effet, peu après, le Guv et Ma rentraient de leur expédition immobilière.
"Nous avons trouvé, dirent-ils. Que celles qui veulent visiter notre nouvel appartement nous suivent !" Je restai seule à la maison. À quoi servait que j'y aille ? Je ne vois pas. Il me faut un certain temps pour m'habituer à l'emplacement des objets et des meubles, des portes et des fenêtres. D'ailleurs, ils firent vite et, dès qu'elle fut rentrée, Miss Ku me fit la description de l'endroit où nous allions vivre : "C'est une maison divisée en deux appartements. Le Guv les a loués tous les deux pour avoir la place d'écrire son prochain livre. Nous, nous serons dans l'appartement du haut. Il y a deux grandes chambres d'où l'on voit la Rivière Détroit ainsi qu'un balcon très large où nous pourrons nous installer toutes les deux quand le temps sera plus chaud. Et, miracle ! Il y a un GRENIER ! Un vrai grenier où nous pourrons nous rouler dans la poussière ! J'espère qu'il y aura même quelques souris avec lesquelles nous jouerons, les jours de pluie."
Ainsi, le Guv allait écrire un nouveau livre. Je savais que des Personnes l'avaient pressenti à ce sujet. Je savais aussi qu'il avait reçu des instructions spéciales d'entités désincarnées. Le titre avait même été trouvé. Miss Ku intercepta mes pensées : "Oui ! s'exclama-t-elle avec ivresse. Tout de suite après notre déménagement, nous irons voir Mme Durr, nous achèterons du papier et le Guv commencera à écrire."
"Mme Durr ? Qui est Mme Durr ?"
"Comment ? Tu ne connais pas Mme Durr ? Mais voyons, TOUT LE MONDE la connaît. C'est une dame libraire qui travaille pour le moment dans une firme de Windsor, mais elle va bientôt se mettre à son compte. A-t-on idée de ne pas connaître Mme Durr !"
"Mais, Miss Ku, comment est-elle, cette Mme Durr ? Dis-moi à quoi elle ressemble. Tu sais bien que je suis aveugle !"
"Bon. Assieds-toi. Je vais te raconter comment est Mme Durr : c'est une personne extraordinaire. Mme Durr — Ruth pour les intimes — est ÉLÉGANTE ! Un peu rondelette, mais juste ce qu'il faut. Des traits fins. Ma dit qu'elle a les cheveux auburn. Moi, je dis qu'ils sont de la couleur des châtaignes fraîches, en automne. Elle porte des crinolines. Oui, tu m'as bien entendue : des crinolines. Elle les porte la plupart du temps, mais je crois qu'elle ne couche pas avec. Le Guv dit qu'elle a l'air d'une bergère en porcelaine de Dresde. Elle a une jolie peau. Comme de la porcelaine. Tu vois ce que je veux dire ?"
"Oui, Miss Ku. Je vois très bien, merci."
"Elle vend des livres et d'autres choses et, bien qu'elle soit hollandaise, elle vend des livres en Angleterre. Par exemple, elle vend les livres du Guv. Nous l'aimons bien et, maintenant que nous allons vivre à Windsor, nous espérons la voir plus souvent."
Nous restons un moment à contempler les vertus de Mme Durr, puis l'idée me vient de demander à Miss Ku si, par hasard, Mme Durr n'aurait pas des chats dans sa famille.
"Ah ! Pourquoi me poses-tu cette question ? Oui ! Justement ! Mme Durr a un chat, mais c'est une TRÈS triste histoire et, rien que d'en parler me met dans tous mes états ! Voilà : Mme Durr a Stubby. Mais Stubby n'est pas un chat comme les autres. Il est à la fois mâle et femelle. C'est une erreur de la nature et lui-même n'arrive pas à s'y reconnaître. Mais, qu'on en pense ce qu'on voudra, moi qui le connais, je peux affirmer qu'en tout cas, il a un cœur d'or. Oui, un cœur d'or. Il est timide, réservé, comme on peut s'y attendre : mets-toi à sa place ! Je crois qu'il ferait une mère admirable pour des chatons abandonnés. Il faudra que j'en parle au Guv."
"Y a-t-il un M. Durr ? Il doit bien y en avoir un, puisqu'il y a une Mme Durr."
"Oui, il y a un M. Durr. Il fabrique du lait à Windsor, et sans lui nous mourrions tous de soif. Il est hollandais, lui aussi. Ce qui fait que leur fille est une Hollandaise double. Moi, je l'appelle Double-Crème et ça lui va très bien, parce qu'elle est gentille."
Nous étions en pleine fonte des neiges et la rivière charriait de grands pans de glace qui s'en allaient à la dérive. Quelques tempêtes de neige, pourtant, nous rappelaient que l'été n'était pas encore là. Néanmoins nous sentions que le pire était passé.
La vie, au Canada, était terriblement chère. Tout coûtait au moins le double du prix que l'on aurait payé en Irlande ou en France. Le Guv essayait de trouver du travail dans les milieux littéraires ou à la télévision. Il apprit par expérience que les firmes canadiennes ne voulaient pas des immigrants, à moins qu'ils ne fussent des manœuvres. Voyant qu'il ne trouverait rien ni en littérature ni dans le domaine de la télévision, il essaya de chercher du travail dans n'importe quel domaine. Sans plus de succès. Aucun de nous n'aimait le Canada. C'est un pays qui manque singulièrement de culture et qui n'a pas la moindre idée des plus belles choses de la vie. Je me consolais en pensant que l'été serait bientôt là et que nous nous sentirions tous mieux.
Un jour, le Guv et Bouton d'Or, accompagnés de Miss Ku, s'en furent en promenade. Pendant leur absence, Ma et moi fîmes les lits. Nous avions à peine fini de ranger la maison que les autres rentrèrent. Miss Ku me dit à l'oreille : "Tu ne devineras jamais ce qui arrive. Tu vas en tomber par terre quand je te l'aurai dit. Bouton d'Or a rencontré un homme nommé Heddy qui adore les singes."
"Ne me dis pas que nous allons encore avoir un singe à la maison !"
"Qui te parle d'un singe ? répond Miss Ku, avec un rire cynique. C'est deux singes que nous allons avoir ! Deux de ces atroces créatures ! S'ils font tous les deux aussi souvent pipi que Monstre, il va falloir vivre en maillot de bain à la maison ! J'espère qu'on va les installer sous la véranda. Ils feront moins de dégâts. Monstre, lui, au moins, était complètement paralytique, mais ces deux-là sont parfaitement capables de marcher, garantis sur facture et remboursés en cas de vice de constitution !" Elle soupira : "Bouton d'Or doit aller voir ce nommé Heddy. Décidément, elle a le culte des quadrumanes !" "C'est un goût bizarre, remarquai-je. Les singes ont plutôt mauvaise réputation. J'en ai connu un en France. Il avait été adopté par un marin retraité. Un jour il s'est évadé et il a saccagé un magasin de fruits et primeurs. C'est une dame nommée Madame Motte de Beurre qui m'a raconté ça. Elle dirigeait un hôpital pour animaux."
Nous étions très occupés par notre déménagement. Mon travail consistait surtout à piétiner les vêtements que les autres entassaient dans les valises, afin qu'ils tiennent moins de place. De temps en temps, Miss Ku et moi étions forcées de tout défaire, dans une malle déjà pleine, pour être sûres que rien n'avait été oublié. Nous devions aussi froisser le papier de soie, car chacun sait que le papier de soie convenablement froissé est beaucoup plus doux que celui qui sort d'une boîte. Nous aimions tout particulièrement rendre les draps de lit prêts à l'usage. Personne n'aime les draps qui sortent de chez la blanchisseuse. Ils sont raides et peu accueillants. On les assouplit en les parcourant dans tous les sens. C'est un travail fatigant, mais nécessaire.
Le Menuisier vint prendre les mesures pour la cage à singes. Il avait l'accent allemand. Il dit : "Fous foulez une cache tifisée en teux ? Che fous en ferai une pelle ! Ma femme aime les sinches. Elle fiendra les foir si fous bermettez." La question se pose de savoir si la nouvelle maison sera assez grande pour cette cage. Il paraît que oui. Il y a un grand balcon au premier étage. On le garnira entièrement d'un grillage. Nous comptions, Miss Ku et moi, en faire notre salle de jeu. Il faudra y renoncer.
Pendant les jours suivants, le Guv et Bouton d'Or ne cessèrent d'aller chez le Menuisier pour surveiller l'édification du monument. Le déménagement s'effectuait petit à petit. La maison se vidait et nous nous y sentions dépaysées. Pour me distraire, le Guv venait de temps à autre jouer au jeu ‘d'attrape-bâton’. Le dernier soir, il caressa ma fourrure à rebrousse-poil, me gratta le ventre et me dit : "Tu vas te coucher de bonne heure, Fifi. Demain, nous nous installons dans la nouvelle maison." Nous nous dîmes bonsoir et le Guv ferma l'électricité dans la chambre où nous dormions pour la dernière fois.
"Réjouissons-nous ! Coquin de sort ! Car nous allons tous à Windsor !" chante Miss Ku sur un mode suraigu. Le Guv la fait taire en lui disant que, si elle continue, il va sûrement pleuvoir. Miss Ku, vexée, s'en va en maugréant que personne ne comprend rien à l'Art dans cette Famille. C'est le matin. Je m'étire paresseusement et je pense à mon breakfast. Justement, Ma m'appelle. Je saute du lit, ou, plutôt, je tâte le bord du lit avant de sauter, pour mesurer mes distances. Le matin, mes réflexes sont encore un peu endormis et j'ai toujours peur d'atterrir sur les souliers du Guv.
"Je vais à la poste, chercher le courrier", dit ce dernier. Il se fait envoyer son courrier poste restante, cela lui évite de donner son adresse et, par conséquent, de recevoir des visites inopinées. Le Guv a pour principe de ne jamais recevoir personne qui n'ait, auparavant, demandé un rendez-vous. Une fois — c'était avant que j'aie été adoptée par la Famille — une dame était arrivée d'Allemagne et avait EXIGÉ d'être reçue, parce que, disait-elle, elle voulait s'asseoir aux pieds du Lama. Comme on l'avait priée de se retirer, elle s'était installée sur les marches du perron et il avait fallu la faire déloger par notre ami irlandais, M. Loftus, qui, pour l'impressionner, était arrivé en grand uniforme.
Les déménageurs arrivent pour emporter les plus grosses pièces du mobilier. Nous nous désintéressons de la question et faisons le tour de toutes les pièces pour leur dire adieu, selon la coutume. C'est une question de pure politesse, car la maison ne nous a jamais été très accueillante. Enfin, on nous enveloppe dans une bonne couverture, Miss Ku et moi. Le Guv ferme toutes les portes à clé et nous partons. La route est très mauvaise, comme tant de routes canadiennes. Miss Ku me lit un écriteau qui porte ces mots : "Route impraticable. Conduisez à vos risques et périls." Nous arrivons enfin sur la grand-route qui mène à Windsor. Nous roulons mieux. Mon nez se fronce. J'ai reconnu une odeur familière qui me rappelle le Vétérinaire irlandais et son Hôpital pour Chats. Miss Ku se moque de moi : "N'aie pas peur, Fifi ! C'est seulement un hôpital pour les personnes. C'est là qu'on les achève quand elles vont mourir. Et là, c'est l'endroit où on fabrique les autos : les usines Ford." "Miss Ku, dis-je, je sens maintenant une étrange odeur qui me rappelle les vignobles de France. C'est un peu DIFFÉRENT, cependant."
"Oui, c'est assez différent. C'est une fabrique de boissons. Avec du grain qui pourrait nourrir les gens qui ont faim, ils font des choses à boire qui abîment la santé. Maintenant, nous passons au-dessus d'un pont de chemin de fer. Tous les trains qui vont à Windsor passent sous ce pont."
J'entends un bruit infernal et je saute en l'air. Miss Ku me gronde et m'apprend qu'il s'agit seulement d'une locomotive haut le pied qui manœuvre.
"Nous sommes arrivés", dit Ma. La Famille traverse une allée encore couverte de neige, ouvre la porte. Cela sent le vernis tout frais et le savon. Je renifle le parquet avec volupté. "Tu t'occuperas du parquet plus tard. Nous allons visiter les lieux", dit Miss Ku. Nous nous livrons à l'exploration traditionnelle. Nous la poussons jusqu'au futur ‘balcon des singes’, mais un violent courant d'air nous fait fuir. Il est pourtant vitré sur trois côtés, mais il n'est pas encore chauffé. Je vous passe les autres détails de la visite. Le plus beau doit sans doute être la vue que l'on a sur la rivière et la ville de Détroit. Soudain, Miss Ku tourne sur elle-même si vite que sa queue me balaie le visage. Elle a vu un homme mystérieux qui semble porter une serviette de cuir d'un style administratif. La chose lui déplaît. L'homme regarde fixement dans notre direction. Qu'est-ce que ça peut vouloir dire ?
La nuit y passe. Notre sommeil est haché par le bruit des trains qui roulent comme autant de tonnerres. Au matin, Ma va chercher le lait que l'on a déposé devant notre porte. Elle revient avec le lait et une lettre qu'elle tend au Guv. Il déchire l'enveloppe et lit. Puis il s'écrie : "Mon Dieu ! Les bureaucrates canadiens sont d'une bêtise sans limite ! Écoutez ça. La lettre vient du Ministère des Finances :
"Cher Monsieur.
Des renseignements nous parviennent selon lesquels vous êtes locataire d'un domicile appartenant à une personne qui ne réside pas au Canada. En payant votre loyer, nous n'avez pas tenu compte de taxes immobilières que vous devriez verser à nos caisses depuis le 1er mai 1959. Vous êtes donc prié, lors de votre prochain paiement, d'en acquitter le montant, faute de quoi nous nous verrions contraints d'appliquer la loi du... qui prévoit des sanctions proportionnelles aux sommes dues.
Croyez, Monsieur, à l'assurance..."
"Vous voyez ? dit le Guv. Nous avons emménagé hier et on nous envoie déjà des menaces. Le cauchemar continue. Je crois que je vais aller à Ottawa me plaindre en haut lieu !"
Miss Ku me fait un clin d'œil : "Tu vois, Fifi, j'avais raison. L'homme mystérieux d'hier était un espion des impôts. Je m'en doutais. Il avait l'air faux jeton." Le Guv continue à pérorer : "Je ne comprends pas ce pays ; on me menace de déportation dans la première lettre qu'on m'envoie. Plutôt que de me demander de me présenter au Bureau de la Santé on me MENACE de déportation si je ne m'y rends pas. Maintenant, le jour même après celui de notre emménagement, on me menace de toutes sortes d'amendes. Les gens de ce pays n'ont pas l'intelligence de s'apercevoir qu'on n'est plus à l'époque du Far West." "Le Guv est en colère, chuchote Miss Ku. Tout le monde va en prendre pour son grade. Cachons-nous sous le lit !"
Les jours passaient doucement. Nous nous étions peu à peu habitués au bruit des trains. Le Guv avait élevé des protestations si vigoureuses au sujet des lettres menaçantes, qu'il avait reçu des excuses, non seulement du Receveur des Contributions local, mais même du gouvernement à Ottawa. Un article parut même dans un grand quotidien sur les fonctionnaires canadiens qui essaient d'intimider les immigrés. Le temps était devenu plus chaud et nous jouions dans le jardin.
Un jour, le Guv revint du bureau de poste de Walkerville avec, comme d'habitude, un abondant courrier. Parmi les lettres, une de Mme O'Grady. "Elle me manque, soupira Ma. J'aimerais qu'elle puisse venir ici." Le Guv ne répondit pas tout de suite, mais au bout d'un moment : "C'était une excellente amie. Pourquoi ne l'inviterions-nous pas ?" Ma et Bouton d'Or se regardèrent, stupéfaites. "Voilà le Guv qui devient fou !" murmura Miss Ku. Le Guv reprit : "Nous allons écrire à Mme O'Grady. Nous lui dirons que si elle arrive le mois prochain, elle se trouvera au Canada en même temps que la Reine d'Angleterre. Pensez un peu ! Mme O'Grady d'Irlande et Elisabeth d'Angleterre en visite au Canada au même moment ! La Reine passera obligatoirement juste devant nos fenêtres. Il faudra dire à cette bonne O'Grady de nous répondre rapidement !"
Nous aimions tous beaucoup Mme O'Grady, cette vieille O'G, comme nous l'appelions entre nous. Elle allait être un baume sur notre cœur après le cataclysme qui avait précédé. Ce cataclysme, c'était l'arrivée des singes. Loin de moi l'idée d'établir un parallèle entre notre vieille et fidèle amie et les créatures de cauchemar qui nous avaient envahis peu de temps auparavant. Voici ce qui s'était passé :
Quelques jours après notre déménagement, le Menuisier allemand était arrivé en camion pour nous apporter la cage qu'il avait fabriquée avec amour. "C'est une pelle cache, hein ! avait-il dit. Nous allons fous l'installer, mon fils et moi." Ils avaient assemblé les diverses pièces qui la composaient, puis ils s'étaient frotté les mains, s'étaient reculés pour juger de l'effet et avaient poliment attendu les dollars qui leur revenaient. La question réglée, ils étaient partis, avec l'assurance que ‘Matame la Menuisière’ aurait le droit de ‘fenir foir les cholies petites pêtes.’
Un jour ou deux plus tard, les singes nous arrivaient dans un grand panier. Bouton d'Or, impatiente d'embrasser ses chérubins, avait imprudemment soulevé le couvercle du panier. CATASTROPHE ! Ils sortirent tous deux de leur prison comme des diables à ressort et ce fut, dans tout l'appartement, une chasse infernale. "PLONGE SOUS LE LIT, Fifi, DES SINGES SAUVAGES SONT LÂCHÉS !" hurlait Ku. Nous nous précipitâmes sous le lit. Le Guv, Bouton d'Or et Ma couraient de chambre en chambre, grimpaient sur les chaises, escaladaient les armoires, claquaient les portes et les fenêtres pour bloquer la route aux deux énergumènes. Il y eut des vases cassés, des pendules renversées, du linge et de la vaisselle qui s'écroulèrent. On avait l'impression que ce n'était pas deux singes, mais des centaines, des milliers de singes qui s'étaient répandus dans la maison. Finalement, le premier singe fut pris et enfermé dans la cage, puis le second. La Famille s'épongea le front et se laissa tomber sur ce qui restait des sièges. Courageusement, Bouton d'Or s'arma d'une serpillière et d'un balai et, belle et stoïque, s'en alla ramasser les ‘souvenirs’ laissés un peu partout par ces sauvages. Comme le fit judicieusement remarquer Miss Ku, "Mince alors ! Je suis contente que ces choses ne volent pas, Fifi !" Le Guv et Ma se mirent à leur tour à l'œuvre, redressant les choses et aidant à restaurer la place dans son état pré-singes.
L'Opération Singes n'a pas été un succès. Bouton d'Or retourne chez Heddy : "Oui, dit-il, ces singes d'Amérique du Sud, qui viennent tout droit des forêts d'Amazonie, ne sont pas vraiment faits pour vivre en appartement. Je vais les reprendre et vous en donner un autre, domestiqué, né en captivité." Pâles de terreur, les membres de la Famille s'écrient d'une seule voix : "Non ! Surtout pas ! Reprenez ceux-là et nous vous faisons cadeau de la cage !" C'est ainsi qu'une cage gigantesque faite sur mesure et d'un modèle encore jamais vu, contenant deux singes ricaneurs, prit le chemin de la boutique d'Heddy.
Mme O'Grady leur succéda. Elle avait répondu à notre lettre d'invitation. Elle disait que son mari était heureux pour elle de cette occasion unique de voyager. Je ne me souvenais plus très bien du métier de M. O'Grady. Miss Ku me dit que c'était un homme très important. Il avait autrefois été la ‘voix d'un bateau’, ensuite il avait été ‘Sparks’ (surnom donné à l'officier radio d'un navire — NdT). Miss Ku réfléchit un moment et ajouta qu'elle pensait que ça avait quelque chose à voir avec la radio. Maintenant, c'était lui qui faisait toute l'électricité de Dublin. Il y a vraiment de drôles de métiers ! "Est-ce qu'ils ont des enfants ?" demandai-je. "Oui, bien sûr. Ils ont une fille qui s'appelle Doris. Elle doit venir aussi. Et puis ils ont un chien, Samuel, qui garde la maison. Il a à peu près ton âge, Fifi."
Les semaines passèrent. Un matin, le Guv nous dit : "Les Chattes, il va y avoir du mouvement dans quelques jours. La reine d'Angleterre arrive à Windsor. Nous aurons des fanfares et des feux d'artifice. Aujourd'hui, nous attendons Mme O'Grady et Doris. Ku, je te charge de t'occuper de Fifi. Il faudra la protéger."
Pour accueillir nos invitées, Ma et Bouton d'Or astiquent parquets et meubles. Tout doit briller. Nous ne savons plus où nous mettre pour échapper aux coups de balai, aux vrombissements de l'aspirateur. L'endroit devient dangereux. De plus, il fait extrêmement chaud. Nous avons de la peine à respirer. L'hiver avait été exceptionnellement froid. À présent, c'était la chaleur caniculaire qui était, paraît-il, exceptionnelle. Miss Ku prétendait qu'il était impossible d'avoir de la viande crue. Elle était cuite, à la température ambiante, avant que d'arriver dans nos assiettes.
Ma était allée jusqu'à Montréal chercher les deux dames O'Grady. Le Guv sortit la grosse voiture pour accueillir tout son monde à l'aéroport de Windsor. Bouton d'Or tournait en rond dans la maison et regardait sans cesse par la fenêtre. Dans quelques jours, le spectacle en vaudrait la peine, ce ne serait que processions, cortèges, fanfares militaires et hélicoptères dans le ciel. Rien de tout cela en l'honneur de Mme O'Grady, bien entendu. Pourtant, elle vaut bien une Reine !
"Les voilà ! Les voilà !" On entend des rires et toutes sortes d'exclamations de joie. Miss Ku murmure à mon oreille que cette pauvre O'G est en sueur et qu'elle a l'air d'une tranche de bacon en train de frire. Elle monte péniblement l'escalier et s'affale sur une chaise. Quand elle s'est un peu remise, Ma lui propose de venir s'asseoir sur le balcon, où il fait sans doute plus frais. Nous la suivons. La conversation roule d'abord sur l'Irlande, sujet cher au cœur du Guv et de Ma. Puis on aborde le voyage de la Reine Elisabeth, sujet cher au cœur de Bouton d'Or, mais qui laisse le Guv totalement froid. Au bout de quelques instants, Mme O'Grady se retire dans la salle de bains pour prendre une douche de la meilleure eau de la ville de Windsor. Quand elle revient, elle est fraîche comme une rose d'Irlande.
Ma a retenu pour Mme O'Grady et sa fille une chambre dans un très bon hôtel, le Métropole. Avec le Guv, elle part installer ces dames. Miss Ku les accompagne. Elle tient à les guider dans les rues de la ville. Vous savez qu'elle aime à se rendre utile (elle se trouve même indispensable). Moi, je ne peux pas faire grand-chose à cause de mes infirmités, mais je m'efforce de soutenir le Guv moralement. Je crois le comprendre mieux que quiconque, car nous avons eu, lui et moi, de grands malheurs dans nos vies.
En fin de matinée, le Guv et Ma vont chercher la voiture au garage pour promener nos invitées. Nous ne garons pas l'auto chez nous parce qu'elle est trop grande, mais dans le vaste garage de la cousine de notre propriétaire qui nous a permis de l'utiliser. Cette cousine est très aimable. Elle nous parle souvent. Elle nous a raconté que, du temps de son père, les colons travaillaient avec une carabine à côté d'eux pour se défendre des Indiens qui se livraient souvent à des raids. Son père emmenait les troupeaux boire à la rivière, à l'endroit où, actuellement, passe la voie de chemin de fer. La cousine en question possède encore une autre maison à quelques milles (km) de Windsor et cette maison est une cabane en rondins de bois de châtaignier. Miss Ku y est allée un jour et a été très impressionnée par les étranges créatures qui vivent sous les marches.
"Nous sommes allés voir les Destroyers Anglais, dit le Guv à son retour. Ils sont amarrés près de Dieppe Park. Nous avons aussi fait un tour de la ville et ramené des petits gâteaux pour le déjeuner." Mme O'Grady paraît avoir été très intéressée par ce qu'elle a vu. Le Guv parle de Voie Maritime. Je ne comprends pas ce dont il s'agit, mais il paraît que des personnes ont creusé un fossé pour que l'eau des Grands Lacs coule plus vite vers la mer. Comme certaines villes américaines prenaient trop d'eau, on a installé des écluses dont des Canadiens gardent les clés. De temps en temps, pour qu'un bateau puisse flotter, ils ferment une porte derrière et ils en ouvrent une autre devant. Tout ça, c'est trop compliqué pour moi, et même pour Miss Ku, mais le Guv sait et il explique la chose à Mme O'Grady, qui a l'air de comprendre.
Pendant le séjour des dames O'Grady, la Famille se donne une peine inouïe pour la promener, lui faire voir tout ce qui mérite d'être vu. Cela me semble bien du temps perdu. Tout finit par passer devant notre maison. Inutile de se déranger. Par exemple, des hommes suspendent des guirlandes et des girandoles pour le proche passage de la reine ; des petits bateaux circulent le long de la côte, chargés de gens qui crient des ordres dans des porte-voix, pour se donner de l'importance ; des foules de curieux s'installent tout bonnement sur les rails de chemin de fer et des armées d'autocars encombrent la route. La Famille, elle, prend place sur le balcon. Le Guv a sorti son attirail de photographe. Il y a un truc à trois pieds avec une caméra au-dessus. Sur la caméra, il a mis ce que Miss Ku (qui doit savoir) appelle un téléobjectif. Ce télé-je-ne-sais-quoi est assez puissant pour photographier d'ici un chat qui se promène dans une rue de Détroit.
Mme O'Grady ne tient plus sur sa chaise. Elle s'écrie : "Regardez ! Toute la côte américaine est bordée par la Police Montée Canadienne en uniforme rouge !" Tout le monde se met à rire. Ce n'était pas la Police Montée Canadienne, c'était un convoi de wagons chargés de tracteurs peints en rouge, prêts à l'exportation. Miss Ku me dit que l'erreur de Mme O'Grady est excusable, car, de loin, les tracteurs ont vraiment l'air de cavaliers au garde-à-vous.
Des bateaux de plus en plus nombreux remontent la rivière. Les bruits qui montaient de la foule cessent subitement, faisant place à une sorte de demi-silence, suivi de quelques acclamations. "La voilà ! dit Ma. Elle est debout, seule, sur le pont arrière." "Je vois le Prince, dit Bouton d'Or. Il est un peu plus au centre du bateau." "J'ai pris une belle photo de cet hélicoptère, dit le Guv. Un homme était penché au-dehors et photographiait les navires au-dessous de lui."
L'escadre remonta la rivière et, quand le dernier vaisseau eut disparu, la circulation reprit sur la route. La foule se dispersa. Comme le dit alors Miss Ku, il ne resta plus de la cérémonie qu'une demi-tonne de papiers gras et de guirlandes froissées.
Il faisait encore jour. Des péniches traînées par des remorqueurs prirent position dans les eaux où le Canada et les États-Unis se rencontrent. C'est de ces péniches que le feu d'artifice devait être tiré. Ainsi, en cas d'accident, les deux pays partageraient la responsabilité. Une fois de plus, la foule se reforma. Les gens pique-niquèrent en attendant l'ouverture des festivités. Toute circulation fut interdite : celle des trains et celle des bateaux. L'heure du feu d'artifice sonna. Rien. On attendit. Toujours rien. Une voix annonça qu'une des pièces principales était tombée à l'eau. On entendit enfin quelques petits bruits faibles : deux ou trois minables fusées s'étaient élevées dans le ciel. Et ce fut tout. Il était temps de reconduire les dames O'Grady à leur hôtel. Ma dit qu'elle allait appeler un taxi, car il n'était pas question de sortir la voiture du garage, avec toute cette foule. Malheureusement, tous les taxis étaient bloqués aux quatre coins de la ville par des embouteillages monstrueux : "Il y a plus d'un million de personnes au bord de l'eau", dit la compagnie de taxis. Le Guv se vit donc obligé de sortir sa voiture. Lorsqu'il revint, après avoir ramené les deux O'G à leur hôtel, il nous dit qu'il lui avait fallu une heure pour faire deux milles (3,2 km).
Le séjour de nos invitées touchait à sa fin. Je n'avais pas beaucoup profité de leur présence, car elles avaient fait beaucoup de promenades, beaucoup d'excursions et beaucoup de ‘lèche-vitrines’. Elles reprirent, par avion, le chemin de l'Irlande. Nous aurions bien voulu le faire avec elles. Le Guv n'avait trouvé de travail ni à Windsor ni en aucun coin du Canada. Tout ce qu'on lui avait offert, c'était un travail manuel que ni son âge, ni sa santé, ni sa formation professionnelle ne lui permettaient d'accepter.
Le Canada s'était révélé un pays fondamentalement dépourvu de culture et nous attendions impatiemment le jour où nous pourrions le quitter. Mais ce livre n'est pas destiné à être un répertoire des défauts du Canada. Il faudrait d'ailleurs toute une bibliothèque pour les énumérer !
À présent, Miss Ku et moi sortions souvent dans le jardin. Jamais seules, cependant, à cause des nombreux chiens du voisinage. Les chats siamois n'ont pas peur des chiens, mais les personnes ont peur de ce que NOUS pourrions faire aux chiens. On sait que nous sommes capables de leur sauter sur le dos, d'enfoncer nos griffes dans leur chair et de les chevaucher, comme les hommes leurs chevaux. Apparemment, il est permis aux hommes de s'attacher des éperons d'acier avec lesquels ils déchirent les flancs de leur monture, mais quant à nous, lorsque, pour nous défendre contre un chien, nous nous servons de notre seule arme, nos griffes, on NOUS traite de brutes et de ‘sauvages’.
Nous étions assises ce jour-là aux pieds du Guv. Il faisait bon dans le jardin. Tout à coup passe devant la maison une file de voitures klaxonnant ensemble à vous casser les oreilles : Ce phénomène s'était déjà produit, mais je n'y avais pas porté une attention particulière. Je me disais : "Ce sont des Canadiens, après tout ! Ils sont donc capables de faire n'importe quoi sans rime ni raison !"
Pourtant, cette fois, je demande à Miss Ku si elle connaît la raison de ce tintamarre. Elle me répond que, dans ce pays, lorsqu'un garçon épouse une fille, ils attachent des rubans aux voitures de la noce et se promènent en procession en faisant autant de bruit qu'ils le peuvent. Je me dis qu'ils ont raison de prévenir tout le monde à coups de klaxon, c'est une façon comme une autre de dire : Attention ! Voilà une bande de cinglés qui passe ! Miss Ku ajoute ; "Lorsqu'une personne meurt et qu'on va l'enterrer dans un trou, toutes les automobiles du cortège funèbre allument leurs phares et portent des petits drapeaux blanc et bleu marqués : Enterrement. Elles ont priorité sur la route et ne sont pas obligées de s'arrêter aux feux de signalisation." Je dis à Miss Ku : "Comme c'est intéressant !"
Miss Ku mâchonne un brin d'herbe, puis elle reprend : "Pourrais t'en dire, des choses, sur le Canada. Tiens, par exemple, quand quelqu'un meurt, on emmène son corps dans une Maison Funéraire, pour l'embaumer — c'est-à-dire le mettre en conserve —, le maquiller comme une vedette de cinéma et l'installer dans un joli cercueil, où on l'assied à moitié, comme s'il était vivant. Et tous ses amis viennent lui faire une visite. Ils appellent ça ‘lui rendre les derniers devoirs’. Le Guv dit que ces Maisons Funéraires sont la plus belle combine qu'on ait jamais inventée pour gagner de l'argent."
"Et puis aussi, quand deux personnes ont décidé de se marier, leurs amis leur donnent ce qu'ils appellent une ‘douche’. Quand on m'a parlé de ça pour la première fois, j'ai cru qu'il s'agissait d'une vraie douche, avec de l'eau, mais non, c'est une douche de cadeaux. On les ‘arrose’ de cadeaux. En général, ce sont des cadeaux dont ils n'ont pas envie, ou le même cadeau répété des dizaines de fois. Que veux-tu qu'une jeune mariée fasse d'une demi-douzaine de percolateurs ?"
Miss Ku soupira : "Drôle de pays ! C'est comme leur manière d'élever les enfants ! Il ne faut jamais les gronder ni les punir. Il faut des gardes spéciaux pour leur faire traverser les rues. Il faut les traiter comme s'ils n'avaient pas la moindre jugeote — ce qui n'est pas tout à fait faux — et puis, à partir du jour où ils ne vont plus à l'école, on les laisse se débrouiller tout seuls et personne ne s'occupe plus d'eux. Ici, Fifi, on pratique un culte malsain : le culte du tout petit. C'est à la fois très mauvais pour les enfants et pour le pays. Aux enfants il faut de la discipline, sans quoi, plus tard, ils tombent dans le crime pour avoir été élevés trop mollement quand ils étaient petits." Miss Ku avait parfaitement raison. Quand on cède tout à un chaton, il devient insupportable et, en grandissant, cela fait un adulte insatisfait.
Le Guv se lève : "Vous pouvez rester ici si vous voulez, les chattes. Moi, je monte chercher ma caméra. Je veux photographier ces roses." Le Guv est bon photographe. Il a une merveilleuse collection de diapositives. Pendant qu'il est parti chercher sa bonne caméra japonaise Topcon, le chat qui vit chez notre voisin appelle Miss Ku, de l'autre côté du grillage qui nous sépare, pour lui dire quelque chose à l'oreille. Miss Ku revient : "Rien d'important. Il voulait m'apprendre les derniers mots d'argot américain." Le Guv revient. Nous nous cachons Miss Ku et moi derrière les buissons, car nous détestons qu'on nous photographie. Nous détestons aussi que l'on nous regarde comme des bêtes curieuses. Miss Ku est encore mortifiée par le souvenir de cette dame canadienne qui, en passant devant chez nous, l'a montrée du doigt en disant : "Qu'est-ce que c'est que ça ? Un singe ?"
Cette nuit-là (c'était un samedi), il y avait beaucoup de monde à la Taverne qui se trouve plus haut sur la route. Des voitures passaient, s'arrêtaient, repartaient. On entendait le bruit des discussions : des hommes marchandaient avec des femmes qui attendaient sur les trottoirs, le prix d'une nuit. Nous allâmes nous coucher : Bouton d'Or dans sa chambre tapissée de photos de singes et de bébés, et ornée d'une statue représentant un bouledogue nommé Chester ; Ma et Miss Ku dans une jolie chambre du devant et le Guv et moi dans la nôtre, qui se trouve en face de Détroit.
Le Guv éteignit la lumière. J'entendis le sommier craquer sous son poids. Je restai un instant assise sur le rebord de la fenêtre à écouter les bruits de la nuit et à réfléchir. Réfléchir à quoi ? Je comparais le dur passé au merveilleux présent, songeant à ce que le Vieil Arbre m'avait dit, songeant que j'étais maintenant à la Maison, désirée, vivant en paix et heureuse. Maintenant, parce que je savais que je pouvais faire tout ce qui me plaisait, ou aller n'importe où dans la maison, je faisais bien attention de ne rien faire qui aurait même pu offenser Madame la Diplomate dans sa lointaine France. Je me souvins de la devise du Guv : "Fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fasse." Une merveilleuse sensation de bonheur m'envahit. Le Guv respirait calmement. Je m'approchai de lui et me pelotonnai sur son lit à ses pieds.
Brusquement, je me réveillai. La nuit était silencieuse et, pourtant, j'entendais comme un faible grattement. Une souris peut-être ? Le grattement continua. Puis ce fut un son étouffé de bois qui se casse. Je saute du lit aussi doucement que je peux et je traverse la chambre pour chercher Miss Ku. Elle entre au même instant et me dit à l'oreille : "Le chat du voisin vient de m'avertir qu'il y a un CAMBRIOLEUR dans la maison. On y va ? On l'égorge ?" Je réfléchis un moment. Les Chats Siamois peuvent faire ce genre de chose pour défendre la propriété, mais nous, nous sommes des Chattes Siamoises civilisées. Il vaut mieux prévenir le Guv. "Bonne idée ! dit Miss Ku. Il ne lui faudra pas longtemps pour casser la figure à ce voleur ! Il est si fort !" Je saute sur le lit et je tape doucement sur l'épaule du Guv. Il étend la main et me gratte le menton : "Qu'y a-t-il, Fifi ?" Miss Ku saute sur sa poitrine et crie : "Hé ! Guv ! Un CAMBRIOLEUR est entré. Fais-le sortir !" Le Guv écoute attentivement, puis enfile ses pantoufles et sa robe de chambre. S'emparant d'une torche électrique, il descend l'escalier sans faire de bruit. Nous le suivons. Bouton d'Or sort de sa chambre : "Qu'est-ce qu'il y a ?" demande-t-elle. "Chut ! Des cambrioleurs ! répond le Guv tout en continuant à descendre. Ma, réveillée à son tour, se joint à nous. Nous traversons tout l'étage du rez-de-chaussée. Un vent aigre s'engouffre dans une fenêtre ouverte. "Juste ciel et tonnerre de Brest ! s'exclame Miss Ku. Il a brisé le cadre de la fenêtre !"
Le voleur nous a évidemment entendus descendre et il s'est sauvé. Le Guv va chercher un marteau et des clous pour réparer la fenêtre. Nous n'appelons pas la police. C'est inutile. Il y a quelque temps, une bande d'enfants du quartier a emporté la barrière du fond du jardin. Ma a téléphoné au commissariat et quand, finalement, un agent est arrivé, il a dit : "Oh ! vous avez de la chance qu'ils n'aient pas emporté le toit de la maison !"
Nous autres, Chats Siamois, possédons au plus haut degré le sens de la responsabilité. Au Tibet, nous gardons les Temples et nous gardons aussi ceux que nous aimons, au prix même de notre vie. Voici une autre de nos légendes.
"Il y a des siècles et des siècles vivait un vieil homme qui était le Gardien de la Grande Forêt d'une ancienne Lamaserie, au cœur de l'Asie. Il vivait dans la forêt, partageant la grotte qui lui servait de maison avec une petite Chatte Siamoise qui avait une grande connaissance des choses de la vie. Le vieux Gardien, qui était vénéré comme un Saint, parcourait avec la Chatte Siamoise les sentiers de la forêt, la petite Chatte trottinant respectueusement derrière lui. Tous deux partaient à la recherche des animaux malades ou affamés pour leur apporter remèdes, aliments et réconfort.
Une nuit, le vieux Gardien, qui était en réalité un Moine, se coucha sur son lit de feuilles sèches, épuisé après une journée particulièrement fatigante. La chatte s'endormit à ses côtés. Ils ne craignaient rien ni l'un ni l'autre, étant les amis de toutes les bêtes de la forêt. Même le sauvage phacochère et le tigre cruel aimaient et respectaient le Gardien et son Chat.
Dans les heures les plus noires de la nuit, un serpent venimeux, cependant, rampa jusqu'à la grotte. Méchant, jaloux et plein de toute la haine dont un serpent venimeux peut être capable, il se glissa jusqu'à la couche où reposait le vieux Gardien. Il était sur le point de le mordre de ses crocs empoisonnés lorsque, d'un bond, la Chatte fut sur son dos. Le vieil homme à ce bruit se réveilla. La bataille fut longue et féroce. Le serpent se débattait, fouettait l'air de sa queue, se tordait en tous sens. Enfin, presque défaillante d'épuisement, la petite Chatte parvint à mordre le serpent en plein dans sa colonne vertébrale et l'abominable bête s'immobilisa, morte.
Doucement, le vieux Moine dégagea la petite Chatte des noeuds monstrueux dont le serpent l'entourait encore. La berçant dans ses bras, il dit : ‘Petite Chatte, depuis longtemps toi et les tiens avez gardé nos Temples. Vous aurez toujours votre place dans les foyers et dans le cœur des hommes. Dorénavant, nos destinées seront unies.’"
Je pensais encore à tout cela en remontant à notre chambre. Le Guv se recouche, moi à ses pieds. Il étendit la main et me pinça affectueusement les oreilles, puis se rendormit.
"Fifi ! Fifi !" Miss Ku descend l'escalier en donnant les signes de la plus grande agitation. "Fifi ! Le vieux a complètement perdu les pédales !" Depuis que Miss Ku fréquente le chat de la maison voisine, elle, qui était si distinguée, s'exprime de plus en plus souvent en argot. "Oui, Fifi. Le vieux a une araignée dans le plafond ! Il est sinoque, il est tordu, il est, il est..." Miss Ku s'arrête et me regarde. Je ne comprends rien à tout ce qu'elle me raconte. Je sais que le Guv l'a emmenée tout à l'heure avec lui à Riverside. Je sais que la promenade a duré environ une heure, peut-être plus, et voilà que Miss Ku me dit que le Lama est devenu fou ! Je saute sur le rebord de la fenêtre pour réfléchir à la situation. Au loin, un bateau hulule un signal qui, d'après ce que le Guv m'a appris, doit signifier : je rentre au port.
Miss Ku saute avec légèreté à mes côtés : "Eh bien ! C'est tout l'effet que ça te fait ?" Je réponds, un peu agacée : "Tu ferais peut-être mieux de me raconter ce qui s'est passé !" "Voilà : nous roulions tout à fait normalement et, tout à coup, je ne sais pas ce qui a pris au Guv. Il a arrêté la voiture et il a regardé le moteur. Et puis il a dit : "Je n'aime pas le bruit que ça fait. Je suis certain qu'il va arriver quelque chose à cette auto." Ma était assise là, comme un dindon empaillé, sans mot dire. Alors le Guv est remonté dans la voiture et a décidé : "Nous allons ramener Ku à la maison et nous irons au garage voir s'ils ont une voiture intéressante." Ils m'ont déposée ici comme un paquet de linge sale et ils sont repartis vivement !"
Je ne réponds rien à Miss Ku, car j'ai décidé une fois pour toutes de ne pas me laisser gagner par la surexcitation qui est l'état permanent de ma camarade. Soudain, elle se met à danser sur le rebord de la fenêtre, comme atteinte de la danse de Saint-Guy et elle crie : "Formidable ! Génial ! Unique ! Ce qu'elle est belle ! Elle est blanc et rose comme un gâteau d'anniversaire !" J'entends, en effet, une portière se refermer. Le Guv et Ma sont rentrés. Je vais enfin avoir des explications. Le Guv a la voix gaie : "Oui, Fifi ! Encore une voiture neuve ! Tu vas me gronder et dire que je ne suis pas raisonnable ! C'est une Mercury, cette fois. Elle n'a eu qu'un seul propriétaire et elle a très peu roulé."
Je connais le Guv. Il va sûrement m'inviter à essayer la nouvelle merveille. En effet : "Tu viens faire un tour ?" dit-il. Je refuse poliment. Miss Ku et Bouton d'Or sont déjà installées sur les coussins de la Mercury. Je leur souhaite bonne promenade et je retourne auprès de Ma. Le téléphone sonne. Ma se précipite : il ne faut jamais faire attendre les téléphones, ils n'aiment pas ça. D'après les paroles prononcées par Ma, je comprends que c'est Mme Durr qui est à l'autre bout du fil. Ces dames bavardent un long moment. À peine Ma a-t-elle raccroché que les autres membres de la Famille rentrent. "Mme Durr a appelé, dit Ma. Elle a des ennuis avec son déménagement. Elle est obligée de partir de l'endroit où elle est et ne sait pas où mettre ses livres en attendant que sa nouvelle librairie soit prête à les recevoir."
Nous aimons tous Mme Durr. Je crois vous avoir dit qu'après avoir travaillé pour une autre maison, elle allait ouvrir sa propre librairie, à Windsor, sur la Dorwin Plaza. "Pendant combien de temps a-t-elle besoin d'entreposer ses livres ?" demande le Guv. "Pendant un mois tout au plus", répond Ma. "Eh bien ! dis-lui qu'elle n'a qu'à nous les apporter ici. Notre propriétaire ne peut pas y voir d'inconvénient, puisque aucune vente ne sera effectuée."
"Voilà Ruth !" annonce Miss Ku. "Ku je t'ai déjà dit que tu n'as pas à appeler les gens par leur petit nom", dit le Guv. "Pff ! dit Miss Ku. Pour moi, Mme Durr, c'est RUTH et son petit Chaton Siamois, c'est Chuli, ce n'est pas M. Durr."
Mme Durr vient, en effet, d'arriver. Nous descendons avec elle à l'étage au-dessous. C'est là que l'on empilera tous les livres. Le Guv lui prête l'appartement, à condition qu'elle n'y tienne pas d'activité commerciale et qu'elle ne nous paie pas de loyer. C'est la loi. Mme Durr a l'air très contente. Elle joue avec moi et me caresse. Je lui offre en échange mon ronronnement de deuxième classe (je réserve mon ronronnement de première classe à la Famille, comme il se doit). Le petit Chuli Durr lui expliquera ça quand il sera plus grand. Pour le moment, c'est encore un bébé. Son museau et sa queue sont encore blancs.
Le lendemain, des caisses et des caisses de livres sont amenées par des déménageurs. Les déménageurs marchent à pas lourds. Ils peinent. Ils ahanent. Ils vont et viennent en un défilé qui dure toute la matinée. À peine ont-ils fini que d'autres hommes arrivent. Ce sont les gens de la compagnie du téléphone. Pour les besoins de Mme Durr, on a fait installer une seconde ligne. J'en ai assez d'être continuellement troublée dans mes habitudes par ces allées et venues et je vais à la cuisine pour me réconforter. Justement, Ma est en train de remplir nos écuelles. Je lui donne un petit coup de tête et je me frotte contre ses jambes pour la remercier. Dommage qu'elle ne comprenne pas notre langue comme le Guv.
Peu après, le Guv ouvre la porte de la cuisine qui mène à l'étage inférieur. Miss Ku se précipite et je m'aventure, moi aussi, dans l'escalier. Je me débrouille assez facilement, à présent, sachant que je ne trouverai pas d'obstacle sur mon chemin. Le Guv est inflexible là-dessus : il exige que toutes mes routes soient dégagées. Il a été aveugle pendant plus d'un an et il sait ce que c'est. En bas, nous frappons à la porte et Mme Durr nous ouvre. Comme il se trouve certainement des obstacles dans cette partie de la maison où je ne vais jamais, le Guv me prend dans ses bras. Puis il m'installe près d'une caisse. Les caisses sont mes gazettes. J'y renifle les nouvelles de l'extérieur. Sur celle-ci je déchiffre des obscénités laissées par des chiens. D'autres odeurs m'apportent des messages d'amis. L'un vient de Stubby Durr, le chat-chatte dont je vous ai parlé. Il (ou elle) est ravi de servir de nounou au petit Chuli. Miss Ku parle de Stubby avec attendrissement. Elle ne sait pas trop si elle doit en parler au féminin ou au masculin. Grammaticalement, c'est assez gênant. Elle se décide pour le masculin. Je lui ai dit qu'en français, c'est toujours le masculin qui prévaut.
Miss Ku se promène beaucoup dans la Mercury. Elle va à Leamington et aux environs. Elle me raconte ses excursions. Elle est passée devant une usine où l'on fabrique cinquante-sept variétés de nourritures. Cette profusion la fait rêver. Moi, ça ne m'impressionne pas. Qu'ai-je à faire de cinquante-sept plats différents ? Miss Ku bavarde inlassablement. Je ne l'écoute même plus. Elle m'agace avec sa futilité.
Le Guv entre et nous annonce que Mme Durr va nous quitter. Sa boutique de Dorwin Plaza est enfin prête. Nous descendons chez Mme Durr. Cette dernière est en train de remettre les livres dans les caisses. Pourquoi les avoir déballés, alors ? Miss Ku me répond que je suis idiote, qu'il a fallu qu'elle en dresse l'inventaire, qu'elle établisse un catalogue et je devrais, à mon âge, en savoir plus long sur les méthodes commerciales. Je baisse la tête.
Le jardin embaumait. Les roses étaient tout épanouies. Je me chauffais au soleil et je me sentais pleinement heureuse lorsqu'un jour, j'entendis une conversation entre Ma et le Guv. Ce dernier disait : "La vie est horriblement chère dans ce pays. Il faut absolument que je trouve du travail." "Tu n'es pas fait pour ça", répondait Ma.
"Non, mais n'empêche qu'il faut bien vivre. Je vais aller au Bureau de Placement. Après tout, j'écris ; j'ai travaillé à la radio et il y a encore bien d'autres choses que je sais faire."
Le Guv va sortir la voiture. Ma prend Miss Ku dans ses bras et les voilà partis. Vers l'heure du déjeuner, ils reviennent tous trois, l'air sombre. "Viens sous le lit, me dit Miss Ku à voix basse. Je vais te raconter ce qui s'est passé. Après être allés prendre le courrier à la poste, nous avons conduit le Guv au Bureau de Placement. Nous l'avons attendu dans l'auto. Lorsqu'il nous a rejointes, il avait l'air dégoûté de tout. Il a pris le volant sans dire un mot. En arrivant sous le Pont Ambassadeur, il a arrêté le moteur, s'est tourné vers nous et il a maugréé : "Je voudrais pouvoir sortir de ce pays !" "Que t'est-il arrivé ?" a demandé Ma.
"Je suis entré et un employé, derrière son comptoir, s'est moqué de moi en imitant la voix des chèvres et en tripotant une barbe imaginaire. Je me suis dirigé vers un autre employé et lui ai dit que je cherchais du travail. L'homme s'est mis à rire et m'a dit que tout ce que je pouvais avoir, c'est un emploi de manœuvre, comme n'importe quel * * * * * * * * P.D."
"Un P.D., qu'est-ce que c'est ?" a demandé Ma. "C'est une Personne Déplacée, a répondu le Guv. Ces Canadiens croient être une Race Élue. Ils pensent que tous ceux qui leur viennent des autres pays du monde sont des repris de justice ou Dieu sait quoi ! Bref, l'homme m'a dit que je ne pouvais même pas compter sur un emploi de manœuvre tant que je ne me serais pas rasé la barbe. Un autre employé s'est avancé et il a ajouté : ‘Nous ne voulons pas de beatniks ici. Nous donnons du travail à nos concitoyens.’"
Miss Ku se tut et soupira : "Le Guv porte la barbe parce qu'il ne peut pas se raser. Ses mâchoires ont été brisées par les Japonais, qui lui ont donné des coups de pied pendant qu'il était leur prisonnier."
Tout cela était trop injuste, vraiment. Que pouvais-je faire. Je me suis approchée du Guv et me suis frottée contre lui. J'aurais tant voulu pouvoir le consoler ! Tout le reste de la journée, le Lama resta silencieux. Le soir, quand il se mit au lit, je m'assis sur son oreiller, tout près de sa tête, et je ronronnai doucement jusqu'à ce qu'il s'endorme.
Mais le lendemain était un autre jour et nous autres, petites chattes, nous avons en nous la gaieté et l'insouciance des enfants. Aussi, est-ce avec des cris de joie que nous avons accueilli la proposition de rendre visite à Mme Durr. Sa librairie sentait bon les livres tout neufs. Elle vendait aussi des Cartes pour toutes les Occasions. Des Cartes de Félicitations pour les gens qui entrent en prison, des Cartes de Commisération pour ceux qui viennent d'arriver au Canada, des Cartes d'Encouragement pour les jeunes mariés, enfin, Tout. Elle avait naturellement un grand choix de livres, et, bien entendu, les livres du Guv : "Le Troisième Œil", "Lama Médecin". Elle garde aussi une belle collection de livres français. La route à suivre pour se rendre est très simple : on monte Dougal, on traverse la voie de chemin de fer et toutes les boutiques à droite constituent Dorwin Plaza. Mme Durr était très heureuse de nous voir et la journée s'est passée fort agréablement pour tout le monde. Il faut profiter des bonnes choses de l'existence quand elles sont là !
Hélas ! peu de temps après, notre Lama est tombé malade. Très malade. Nous avons même craint qu'il ne meure. Heureusement, il a trouvé assez de force pour se raccrocher à la vie. Une nuit que je le veillais — les autres étaient depuis longtemps allés se coucher — un Homme de l'Autre Côté de la Mort est venu. Il s'est tenu debout près du lit. Je suis habituée à ces Visiteurs. Tous les chats le sont. Mais celui-ci était vraiment un Visiteur très spécial. Les aveugles, comme je vous l'ai dit, voient clair lorsqu'il s'agit des choses du monde astral. Le corps astral du Guv s'est détaché de son enveloppe charnelle et il a souri au Visiteur. Dans l'astral, le Guv portait les vêtements de grand Abbé de l'Ordre des Lamas. Je ronronnai à en éclater lorsque le Visiteur se pencha sur moi, me chatouilla le menton et dit : "Quelle très belle Amie tu as là, Lobsang." Le Guv passa ses doigts astraux dans ma fourrure et je fus pénétrée de frissons d'extase et de délices. Il dit : "Oui, c'est l'un des Êtres les plus loyaux qu'il y ait sur Terre." Tous deux se mirent à converser tandis que je me fermais à leur pensée télépathique, car on ne doit JAMAIS voler les pensées des autres. On ne peut les écouter que lorsqu'ils vous en prient. Cependant, j'ai entendu ceci : "Comme nous te l'avons montré dans le cristal, nous voulons que tu écrives un nouveau livre qui s'appellera ‘L'Histoire de Rampa’." Le Guv avait l'air triste et le Visiteur a repris : "Qu'importe si les gens de la Terre ne croient pas ? Peut-être n'en ont-ils pas la capacité ? Peut-être tes livres, en stimulant leur pensée, les aideront-ils à atteindre cette capacité ? Leur Évangile lui-même dit qu'il leur faut devenir comme de petits enfants et CROIRE... !" Le corps astral du Guv, dans ses Robes scintillantes du Grand Ordre, soupira, et dit : "Je ferai comme vous voudrez. Je suis allé si loin et j'ai tant souffert que ce serait dommage d'abandonner maintenant."
Sur ces entrefaites, Miss Ku est entrée. J'ai vu sa forme astrale bondir hors de son enveloppe, sous l'effet du choc que lui avait donné la vue des deux Figures Rayonnantes : "Ah ! Si je m'attendais à me trouver en si belle compagnie ! s'est-elle écriée. Mince, alors ! Une seule révérence suffira-t-elle ?" Le Guv et son Visiteur se sont mis à rire. "Tu es partout la bienvenue, Lady Ku'ei", a dit le Visiteur. "Ainsi que notre Vieille Mamie Chatte Fifi !" a ajouté le Guv en me prenant dans ses bras astraux. (Le Guv me préfère à Miss Ku, probablement parce que nous avons souffert tous les deux. Les liens qui nous unissent sont les plus forts du monde.)
Au matin, Ma et Bouton d'Or sont entrées dans la chambre pour voir comment allait le Guv. "Mesdames, je vous plains ! a-t-il dit. Je vais entamer un nouveau bouquin !" Ses paroles ont été accueillies par quelques ronchonnements. Bouton d'Or et Ma, en bonnes infirmières, n'étaient pas très satisfaites de voir leur malade se lancer dans une entreprise fatigante. Elles n'en sont pas moins allées chez Mme Durr, lui acheter du papier et d'autres fournitures. Le Guv n'était pas encore assez solide pour écrire, mais il fallait que ce livre fût écrit. Il commença le jour même. Assis dans son lit, il installa sa machine à écrire devant lui et se mit à taper. "Douze mots par ligne, vingt-cinq lignes par page, cela fait trois cents mots par page et environ six mille mots par chapitre", dit le Guv. "Oui, c'est à peu près ça, dit Miss Ku. Et n'oublie pas que chaque paragraphe ne doit pas comporter plus d'une centaine de mots, sinon tu risques de fatiguer le lecteur !" Elle s'éloigne en gloussant et reprend : "TU devrais écrire un livre, Fifi. Cela ajouterait à ta réputation ! Je n'en dirais pas autant à Bouton d'Or. Elle a eu, dans sa vie, des choses qui, si elle les racontait... Enfin, je n'insisterai pas !" Je souris. Miss Ku est de bonne humeur et ça me plaît. Le Guv me frotte l'oreille : "Oui, écris un livre, Fifi. Je le taperai pour toi."
"Continue plutôt ton ‘Histoire de Rampa’. Tu n'en as encore écrit que le titre !"
Le Guv éclate de rire. "Allons, viens, Fifi ! Laissons le Vieux pianoter sur sa machine", me dit Miss Ku.
Ma parlait à quelqu'un. Je ne savais pas à qui. Elle disait : "Il est très malade, usé. Je me demande où il trouve la force de se maintenir en vie." Miss Ku me regarda d'un air lugubre : "J'espère qu'il ne va pas casser sa pipe, avaler son bulletin de naissance, enfin, clamecer, quoi !" Miss Ku dissimule son émotion derrière un argot récemment acquis qui ne va guère à une Lady. Elle reprend : "Il nous est bien utile à toutes, à la maison. Je me rappelle combien il a été gentil quand ma sœur est morte. Elle était encore toute jeune. Elle est tombée malade et est morte dans les bras du Guv. C'était toi tout craché, Fifi. Le type grosse serveuse de café. Le Guv l'aimait bien, ma sœur Sue. Oh ! je sais. Toi aussi tu as ta place dans le cœur du Guv. Et moi de même : il admire mon intelligence !" Miss Ku nous laisse. Je saute sur le lit et m'approche du Guv. Il s'arrête de taper à la machine pour me caresser. Il trouve toujours le temps de s'occuper de nous. Je lui dis : "Ne meurs pas, Guv. Tu nous briserais le cœur !" Je frotte ma tête contre son bras et je reçois sa réponse télépathique. Réconfortée, je cherche à tâtons une place sur son lit à ses pieds, et je me pelotonne.
Des lettres, des lettres, des lettres. N'y a-t-il pas d'emplois au Canada, sauf pour les travailleurs de force ? Le Guv ne cesse de poser sa candidature à toutes sortes de places, mais il semble, en effet, que les Canadiens ne donnent du travail qu'aux Canadiens et à ceux qui ont des relations politiques ou syndicales. Quelqu'un nous dit qu'il y avait plus de chances de trouver un emploi en Colombie Britannique, qui est une province plus cultivée et plus civilisée. Le Guv décida donc de s'y rendre, afin de juger sur place des conditions. Il économisa soigneusement ses forces et l'on résolut de lui adjoindre Bouton d'Or pour qu'elle puisse prendre soin de lui. Le jour dit arriva et ils partirent pour Vancouver.
Quand celui qu'on aime est loin, les heures sont longues. Un poète français l'a bien dit : "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !" La maison était morte, morne et sans joie. Même Ma marchait sans faire de bruit, comme dans une morgue. Il n'y avait plus de lumière dans mon âme. Les vrilles de la peur entraient en moi. Je me disais qu'il ne reviendrait peut-être pas, qu'il était malade. Que sais-je ? La nuit, je couchais près de sa couche vide et froide. Cauchemar. Les aveugles vivent repliés sur eux-mêmes et la peur leur corrode et leur glace l'âme.
Miss Ku jouait avec une gaieté forcée. Ma s'occupait de nous, mais ses pensées étaient ailleurs. Je restais assise sur le télégramme qu'il avait envoyé, dans l'espoir d'en tirer du réconfort. Je ne veux pas m'attarder sur cette période pénible. Qu'il suffise de dire que, lorsque la porte s'ouvrit et que le Guv fut entré, je me sentis gonflée d'allégresse et d'amour. Je me mis à ronronner avec une telle force et pendant si longtemps que j'en eus mal à la gorge.
Voici comment le Guv nous a raconté son voyage : "Nous sommes partis de l'aéroport de Toronto pour arriver à Vancouver quatre heures et demie plus tard. Pas mal, compte tenu du fait que c'est à plusieurs milliers de milles (km). Nous avons même survolé les montagnes Rocheuses." "Qu'est-ce que c'est, Miss Ku ?" chuchotai-je. "C'est des gros morceaux de rocher avec de la neige dessus", répond-elle. Le Guv continue : "Nous avons trouvé Vancouver très accueillant. C'est un endroit très agréable. Malheureusement, il y a beaucoup de chômage là-bas. C'est aussi différent de l'Ontario que le Paradis de l'Enfer. Si jamais j'en ai la possibilité, c'est là que je m'établirai."
Miss Ku, sur ces entrefaites, arrive en courant : "Je crois que Bouton d'Or est en train de mourir ! dit-elle, tout essoufflée. Est-ce que j'appelle les Pompes Funèbres ?" Le Guv et Ma se précipitent vers la chambre de Bouton d'Or. La pauvre est seulement épuisée par le voyage, l'énervement, le changement de climat et de nourriture. Le Guv s'empresse d'affirmer à Miss Ku que les Pompes Funèbres ne sont PAS nécessaires !
"Regarde ! dit le Guv à Ma. J'ai vu cela à Vancouver et je n'ai pas pu résister à l'envie de l'acheter. C'est exactement Mme Durr. Je vais la lui offrir." Miss Ku me dit que c'est une petite bonne femme en porcelaine qui ressemble effectivement à Mme Durr. Même couleur de cheveux, même visage, même crinoline. "J'en connais une qui va en rester comme Deux Ronds de Flan !" s'écrie Miss Ku, dont, malgré ses efforts, l'argot est parfois un peu archaïque. En m'endormant, cette nuit-là, j'étais bien heureuse. Je ne tremblais plus chaque fois que j'entendais les trains passer. Au contraire, ils semblaient me chanter : "Il est de RETOUR ! Il est de RETOUR !"
Les semaines suivantes, le Guv fut très occupé à écrire son ‘Histoire de Rampa’. Des Visiteurs Spéciaux venaient du monde astral et lui parlaient pendant la nuit. Comme le dit le Guv dans ses livres, il n'y a pas de mort ; ‘la mort’ est simplement le processus d'une nouvelle naissance, dans un autre plan d'existence. Il est difficile à une chatte, fût-elle siamoise, d'expliquer cela. C'est pourtant si simple, si naturel. Comment expliquer le processus de la respiration, de la marche ? Comment expliquer par quel processus on voit ? Ce n'est pas tellement facile non plus, après tout. Il n'est, finalement, pas plus difficile d'expliquer ce qu'est la vie que d'expliquer ce que la mort n'est pas. Le Guv — ainsi que les chats — sait voir dans l'astral et parler à ceux de l'astral.
Le moment était venu de songer à un autre lieu de résidence. Windsor ne nous offrait rien. Il n'y avait aucune possibilité de trouver du travail et le paysage windsorien était triste et sans intérêt : peu d'arbres pour l'agrémenter ; rien que les usines médiocres d'une industrie médiocre. L'atmosphère était humide, à cause des grands dépôts de sel sur lesquels la ville est construite. "Quel bled cafardeux !" disait Miss Ku. On regarda des cartes. On lut des livres et, en fin de compte, on décida de chercher un logis sur la péninsule de Niagara. Ma mit une annonce dans les journaux, dans l'espoir d'y trouver une maison convenable. Des réponses nous parvinrent. La plupart des gens possédant des maisons à louer jugeaient probablement qu'elles étaient faites de briques d'or, à en juger par le prix qu'ils en demandaient.
La Cousine de la Propriétaire, que nous avions avertie de notre départ, manifesta des regrets flatteurs. Vint le moment des grands nettoyages. Bouton d'Or a la passion des aspirateurs. Elle profita de l'occasion pour faire ronfler le nôtre à longueur de journée. Le Guv gardait le lit. Il avait eu trois thromboses coronariennes dans le passé, avait souffert de tuberculose et d'autres maladies. Écrire ‘L'Histoire de Rampa’ exigeait donc de sa part un gros effort. Mme Durr vint nous proposer de prendre Ma, Miss Ku et moi dans son auto, tandis que Bouton d'Or se chargerait de conduire le Guv.
La maison que nous avions choisie étant meublée, nous voulions vendre nos meubles, qui étaient presque neufs. Personne n'était disposé à les payer comptant. Les Canadiens préfèrent aller chez des prêteurs, qu'ils appellent ‘Sociétés Financières’, ce qui donne plus de ‘sérieux’ à la chose. Quand ils ont obtenu un prêt, ils s'achètent généralement des objets tape-à-l'œil et les paient tant par semaine. Miss Ku m'a dit avoir vu une annonce ainsi rédigée : "N'importe quelle voiture contre dix dollars de versement." Finalement, le Guv et Ma entendirent parler d'un gentil jeune homme qui allait se marier et ils décidèrent de lui offrir la plus grande partie du mobilier en cadeau de noces. Ma s'était renseignée et avait appris que le déménagement de ses meubles coûterait un prix prohibitif. Nous ne devions emporter que quelques objets auxquels nous tenions tout particulièrement, et nous nous étions arrangés avec une maison qui faisait du transport de messagerie. Miss Ku et moi étions contentes de savoir que notre chevalet de scieur faisait partie du lot. C'était un vieux chevalet dont nous nous servions comme lime à ongles et comme tremplin. Nous avions conclu un arrangement avec le Guv : nous ne nous ferions pas les griffes sur les meubles tant que nous aurions le chevalet à notre disposition. Il arrive parfois que des visiteurs s'étonnent de voir notre chevalet au milieu du salon, mais le Guv dit : "Je me fiche de ce qu'ils peuvent penser. Mes chattes d'abord !"
Descendue au jardin, Miss Ku appelle le chat d'à côté. Il arrive. Il presse son nez contre le grillage et attend ce que Miss Ku va lui dire : "Nous partons, Chat. Nous allons là où l'eau coule vite. Nous aurons une maison entourée d'arbres. Tu n'as pas d'arbres, toi, Chat !"
"Quelle chance vous avez, Lady Ku'ei, de voyager si souvent !" répond le Chat.
"Le temps presse, Chat, et je dois te quitter. Mais je t'enverrai un télépathogramme dès notre arrivée là-bas."
Le lendemain matin, les déménageurs arrivent. Ils chargent tout dans leur grand camion. Ils referment la porte. Ils mettent leur moteur en marche. Tous nos trésors roulent maintenant sur la route. Nous, nous restons là comme des poules tristes sur leur perchoir. La maison est vidée de son âme comme de ses meubles. Il ne nous reste plus qu'à nous promener sur les poutres dans le grenier. Elles sont de châtaignier. Il y avait beaucoup de châtaigniers en cet endroit, du temps des Indiens. Leur écorce n'a pas sa pareille pour se faire les griffes. Nous parvenons à les rendre aussi acérées que des poignards malais. Puis nous nous ruons dans un trou qui se trouve près de la cheminée pour dire adieu aux araignées. Enfin, nous nous roulons dans la poussière toute spéciale qui se trouve sous les lames de parquet qu'on a soulevées quand les électriciens sont venus.
Mme Durr arrête son auto devant la maison. Miss Ku l'accueille par des clameurs d'impatience : "Alors, quoi ? Toujours en retard, Ruth ? Voilà des heures qu'on t'attend !" Nous remplissons les voitures de toutes sortes de petits objets oubliés, de bagages à main, de provisions. Le Guv est en très mauvais état et on lui ménage une sorte de lit, à l'arrière de la voiture. Il fera le voyage en deux étapes, conduit par Bouton d'Or. Nous autres, c'est-à-dire Ma, Miss Ku et moi, nous ferons la route d'une seule traite dans la voiture de Mme Durr. Nous souhaitons bon courage à Bouton d'Or et au Guv, et nous partons. C'est sans émotion particulière que je traverse Windsor pour une dernière fois. J'en hume au passage les dernières odeurs. Puis nous voici sur des routes que je ne connais pas. Nous traversons des villes — on appelle ‘ville’, au Canada, ce qui, ailleurs, serait un petit village et ‘cité’ ce qui serait un bourg. Toutefois, je suppose que la France a aussi ses particularités que je ne connais tout simplement pas.
Nous roulons pendant des heures. Miss Ku me dit enfin : "Nous devons être presque arrivés. Il y a un écriteau qui indique l'Hôtel de Fort Érié, et je vois de l'eau devant nous. C'est à l'autre bout du lac !" Malheureusement, nous n'y sommes pas encore et nous continuons à rouler. La voiture tourne à gauche, puis, assez brusquement, à droite. Mme Durr freine. Elle arrête le moteur. De légers craquements se font entendre qui viennent du tuyau d'échappement. Pendant un instant, nous restons là, sans dire un mot. Puis ces dames prennent leur courage à deux mains : "Allons, les petites, nous sommes arrivées. Prenez chacune votre petit baluchon, nous descendons." C'est de sa part une façon de parler. Nous n'avons pas de baluchon et ce sont Ma et Mme Durr qui, chacune, nous prennent dans leurs bras pour nous faire passer le seuil de cette nouvelle maison à laquelle il faudra s'habituer, bien qu'elle soit, comme les autres, un foyer temporaire. Bouton d'Or et le Guv ne seront là que demain.
"Dépêchons-nous, Fifi ! dit Miss Ku. Le Guv et Bouton d'Or arrivent demain et il faut connaître tous les coins et recoins de la maison avant qu'ils ne soient là. Suis-moi !" Elle me précède et nous entrons dans une pièce : "C'est la salle de séjour, annonce-t-elle. Saute ici, ce n'est pas haut : juste trois chats de hauteur, et tu te trouves devant la fenêtre." Elle me mène ainsi, me signalant tous les détails intéressants. Puis nous entrons dans ce qui sera la chambre du Guv et la mienne. "Je vois l'eau à travers les arbres, Fifi", dit Miss Ku. Au même instant éclate un fracas épouvantable juste au-dessous de nous. Nous sautons en l'air de frayeur et moi, en retombant, je manque le lit sur lequel j'étais grimpée et m'écrase sur le plancher. "Que je sois changée en gibelotte ! s'écrie Miss Ku. Qu'est-ce que c'est que ce bruit ?" "J'ai l'impression que c'est la pompe, explique Ma à Mme Durr encore frissonnante. L'eau de la maison est pompée directement du lac."
Nous respirons. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter. "Fifi, ici il y a une espèce de grille. Je crois que c'est pour l'écoulement des eaux, au cas où il y aurait une inondation", dit Miss Ku. Soudain, une sorte de mugissement étouffé nous parvient, en même temps qu'un puissant courant d'air chaud comparable au souffle d'un géant. Nous allons nous cacher sous le lit, à tout hasard. Renseignements pris, ce n'était que la soufflerie du chauffage central qui se fait par des bouches de chaleur. Nous avons eu chaud, c'est le cas de le dire !
Un peu plus tard, Miss Ku me signale qu'il y a, dehors, un petit bois. Nous espérons bien qu'on nous laissera y jouer. En attendant, je vais faire un tour, à l'aveuglette, en cherchant prudemment mon chemin, puisque je ne connais pas encore la maison. De temps en temps, j'entends une branche d'arbre qui tape sur le toit. La maison, en elle-même, n'a rien de merveilleux. Elle est plutôt délabrée. Nous ne l'avons prise que provisoirement. Nous n'aurions certes pas eu l'idée d'y vivre de façon permanente, même si elle nous avait été donnée.
Cette nuit-là, nous nous sommes couchées de bonne heure. Mme Durr devait repartir pour Windsor dans la matinée. Nous aurions bien aimé qu'elle reste un peu plus longtemps, mais nous avons compris que ses livres devaient s'ennuyer sans elle, et surtout le petit Chuli qui était en train de devenir un superbe matou. Nous avons eu du mal à nous endormir. La pompe et la soufflerie étaient déchaînées. Le vacarme était diabolique. Dehors, les arbres craquaient, les feuillages fouettaient l'air. Le vent soufflait. Miss Ku vint se réfugier auprès de moi : "J'ai peur, Fifi ! On dirait une maison hantée et, dans le noir, j'ai vu une grosse araignée qui me regardait fixement." Je commençais à croire que la nuit ne finirait jamais quand j'ai entendu les oiseaux gazouiller dans les arbres. Le jour se levait. Un écureuil, quelque part, grattait le sol.
Ma s'étira et bâilla. Elle envisageait sans plaisir d'avoir tout à ranger et à nettoyer. Comme elle nous avait interdit d'aller jouer au sous-sol, plein de machines infernales et de dangers mystérieux, nous en étions réduites à nous installer sur la fenêtre. Miss Ku poussa un cri : "Je vois des CENTAINES d'écureuils ! Ils mangent nos arbres !" Nos arbres ! Miss Ku oubliait que les écureuils avaient pour eux la loi du premier occupant et que, de leur point de vue, c'était nous qui étions les intrus. Pour lui changer les idées, je lui demandai de me décrire un peu la maison.
"Oh ! c'est presque une ruine. Une maison abandonnée. Les arbres ont besoin d'être taillés et émondés, les pièces d'être nettoyées à fond, les murs d'être repeints. C'est toujours la même chose, dans ces maisons en location. À lire les annonces, on pourrait croire qu'il s'agit d'un palais. On arrive et on se trouve devant une masure qui menace de s'écrouler !"
Quoi qu'il en soit, la matinée ne fut pas rose pour Ma et pour nous. Armées de balais et de chiffons, il nous fallut chasser la poussière et la crasse. Nous étions recrues de fatigue quand, enfin, la voiture du Guv, conduite par Bouton d'Or, s'arrêta devant la maison. Mme Durr n'attendait que ce moment pour prendre congé. Sa famille et sa librairie avaient besoin de sa présence.
Il fallut attendre le lendemain pour visiter le jardin en compagnie du Guv. Miss Ku s'extasiait devant la hauteur des arbres. Je lui dis qu'en France j'avais grimpé jusqu'à la cime d'arbres encore plus grands.
C'est alors que nous entendons une voix enrouée qui dit : "Espèce de menteuse ! Tu n'es jamais jamais montée sur un arbre de ta vie ! Y a que les chats canadiens qui soient fichus de le faire ! Les chats étrangers sont des poules mouillées. Toi, en plus, tu es aveugle, alors, je t'en prie, pas d'histoires !" Cette voix appartient au chat de la maison à droite. Il a nettement besoin d'une leçon. Je m'élance. J'entoure de mes bras l'écorce d'un arbre auquel je m'agrippe de toutes mes forces et je me mets à monter comme je le faisais autrefois en France dans le jardin de Madame la Diplomate. Je monte, je monte, plus haut, toujours plus haut. Puis je m'étends sur une branche pour me reposer et jouir de mon triomphe. Ce triomphe, hélas ! n'en est pas tout à fait un. D'en bas, j'entends des cris, des appels angoissés : "Reviens, Fifi ! Reviens !"
Je me rends compte, subitement, qu'il est plus facile à une vieille chatte aveugle de monter que de descendre. Impossible de mettre une griffe devant l'autre. J'ai le vertige et je suis incapable de m'orienter. Il y a un grand remue-ménage en bas. Ma est allée chercher une échelle. On la dresse le long du tronc de l'arbre. La Famille échange des propos entrecoupés de mouvements divers. "Reste où tu es, me crie le Guv, je viens te chercher." Je l'entends qui monte à la grande échelle. Elle est un peu trop courte et il doit escalader encore quelques branches. Il étend les bras, me saisit et me pose sur son épaule en murmurant avec douceur (je m'attendais à être grondée) : "A-t-on idée, quand on est une vieille grand-mère qui n'y voit pas clair, de faire de l'alpinisme !" J'ai honte de moi, car j'entends le cœur du Guv qui bat très fort et je pense à sa thrombose coronarienne. N'empêche que j'ai donné au Chat Moqueur une bonne leçon !
Miss Ku, en bas, me reçoit avec des éclats de rire : "Si tu t'étais vue, Fifi ! Ah ! que tu étais comique. Et puis tu as fait peur à des douzaines d'écureuils. Ils en ont lâché les glands qu'ils tenaient dans leurs pattes ! Et puis aussi, les glands, en tombant, ont fait peur au vilain chat et il s'est enfui à triple vitesse, poursuivi par le chien de la maison plus loin."
Par la suite, le Guv et Ma nous ont souvent emmenées nous promener parmi les arbres, mais, sachant dorénavant qu'il ne fallait pas trop nous faire confiance, le Guv gardait toujours l'échelle à portée de la main. Le jardin était rempli de serpents. Ils fascinaient Miss Ku. Quant à moi, je prenais garde de ne pas marcher sur l'un d'eux. Il y avait aussi Monsieur Marmotte qui vivait dans un trou au pied d'un très vieil arbre. Je lui parlais souvent. Bien entendu, nous gardions nos distances, car nous n'avions jamais été présentés l'un à l'autre. Mais il me donnait de précieux renseignements sur les habitants du coin.
"Méfiez-vous de Raton Laveur, disait-il. C'est un brutal quand il est en colère. Il est capable d'étriper n'importe quel chien." Miss Ku était perplexe : "Qu'est-ce qu'un raton laveur ?" demanda-t-elle. Mais Monsieur Marmotte ne répondit pas. Il avait disparu au fond de son trou.
Miss Ku réfléchit : "Ma fait collection des images qu'on trouve dans les paquets de thé. Elles représentent tous les animaux du monde. Il y aura bien le raton laveur." Nous sommes alors entrées dans la maison : Bouton d'Or était dans un de ses "Grands Jours d'aspirateur". Quand elle avait cet instrument en main, elle n'était pas approchable. De plus, ce jour-là, l'aspirateur se refusait à fonctionner, ce qui la rendait d'une humeur massacrante. Nous avons fui sous le lit et avons oublié le raton laveur.
Le Guv avait loué un canot pour se promener sur le lac. Le soleil était chaud, le temps était beau et il avait décidé de nous emmener toutes sur l'eau. J'avais refusé, mais il n'avait pas tenu compte de mes protestations. Nous voilà donc dans le sentier qui mène au lac. Le Guv prépare le canot et tient bien ferme la corde qui le retient jusqu'à ce que nous soyons toutes à bord. Je sens que ça balance. Je reçois quelques éclaboussures. Je n'en mène pas large. Le canot se détache de la rive. Nous voguons. "Je ne mets pas le moteur en marche, dit le Guv, cela ferait peur aux chattes. Laissons-nous aller au fil de l'eau." Miss Ku s'assied à la proue et chante : "Il était un petit navire", puis elle s'arrête en disant : "Je crois que je vais avoir le mal de mer !"
Alors le Guv se décide à faire marcher le moteur. Le canot bondit et file. Miss Ku est tellement intéressée qu'elle oublie d'avoir mal au cœur. Elle crie : "Nous sommes à deux brasses des États-Unis. Hourra !" Je suis beaucoup moins enthousiaste qu'elle. Grâce au ciel, le soleil se couvre de nuages et nous rentrons. J'ai horreur de sentir toute cette eau autour de moi. Je trouve absurde l'idée de se confier à ces coques de noix qui ne demandent qu'à sombrer. Il me semble que nous avons, dans l'existence, assez d'ennuis pour ne pas aller en chercher d'autres.
Les journées étaient courtes. Après une bonne tasse de thé (avec beaucoup de lait), nous sommes allées nous coucher. La nuit était profonde. Sous le parquet, une souris se hâtait d'entasser ses provisions d'hiver. Tout à coup, ma camarade Miss Ku rampa vers moi et me dit à voix basse : "Dis donc, il y a dehors un chat énorme, en jersey rayé de joueur de football !" Une voix télépathique, assez agréable, s'éleva : "Êtes-vous les dames étrangères dont on m'a tant parlé ?" "Nous le sommes, répondit Miss Ku. Et vous, l'ami, qui êtes-vous ?" La voix télépathique reprend : "Je suis Rakon le Raton Laveur. Je demeure ici et je veille à ce qu'aucun chien errant ne trouble le calme de la nuit." "Enchantée de faire votre connaissance, répond Miss Ku, et d'autant plus enchantée qu'une vitre épaisse nous sépare !"
"Oh ! n'ayez pas peur de moi. Je respecte toujours les intérêts des habitants de la maison. Au revoir ! Il faut que j'aille à mes affaires, belles dames."
Je dis à Miss Ku : "Ce Raton a l'air fort bien élevé. À quoi ressemble-t-il ?"
"À un énorme matou, le plus grand que j'aie jamais vu. Plus grand qu'un chien. Sa queue est rayée comme s'il s'était assis sur un banc fraîchement peint. Et il a des griffes. Mais des griffes ! Comme celles du râteau avec lequel Bouton d'Or ramasse les feuilles sèches. Oh ! il a l'air, en effet, d'un charmant gentleman. À condition d'être séparé de lui par un mur de brique !"
La voix s'élève de nouveau : "J'avais oublié de vous dire. Faites ici comme chez vous. Promenez-vous dans les bois à votre aise. Vous serez les bienvenues." Je réponds : "Très honorées, Monsieur. Je demanderai à Ma de vous inviter à prendre une tasse de thé un de ces jours."
Que vous dire encore ? Le froid venait. Les feuilles tombaient des arbres avec un froissement sec. Les écureuils, que la chaleur de l'automne avait trompés, s'affairaient maintenant à ramasser les glands. Bouton d'Or ratissait les feuilles, ne parlait plus que feuilles, sentait la feuille. Le parfum des feuilles brûlées s'élevait de toutes les cheminées d'alentour. L'air froidissait. Le Guv seul sortait vêtu uniquement de sa veste. Tout le monde s'emmitouflait. Bouton d'Or surtout, qui avait l'air d'un explorateur polaire. Un matin, à notre réveil, nous trouvâmes notre maison presque enfouie dans la neige. Les routes étaient devenues impraticables. Avec des rugissements, les chasse-neige survinrent.
Après la neige, ce fut la glace. Le lac gela. Des pêcheurs indomptables y creusèrent des trous pour parvenir à l'eau libre. Des tempêtes firent rage. Une nuit, la pompe s'arrêta de fonctionner. Le Guv se leva. Il était deux heures du matin. Il se dirigea vers le lac armé d'une grande barre de fer et d'un gros marteau pour casser la glace. Sans quoi, me dit Miss Ku, nous n'aurions pas d'eau de tout l'hiver. Le Canada, décidément, est un dur pays.
Tous les soirs, désormais, Ma déposait sur le pas de la porte toutes sortes de nourriture pour les animaux sauvages menacés de mourir de faim. Monsieur Raton Laveur nous en fut reconnaissant. Monsieur Blaireau également. Mais le plus drôle, ce fut l'histoire du lemming. Le lemming est un genre de petite souris. Celle-là, ou plutôt celui-là, s'était tranquillement assis sur le pied de Bouton d'Or pendant qu'elle faisait la lessive. Il n'avait pas l'air effrayé et se prit d'un grand attachement pour Bouton d'Or. Cette dernière, de son côté, lui témoigna de l'affection. Le lemming trottait toujours derrière elle. Nous aurions souvent eu envie de le manger, mais nous avons des principes.
L'hiver passé, nous quittâmes la maison du lac pour nous rapprocher des endroits habités et des boutiques. Le Guv, n'ayant toujours pas trouvé de travail, avait, en désespoir de cause, écrit au Premier ministre du Canada, au Ministre du Travail, etc. Sans aucun succès. Tous ces Ministres semblaient être encore pires que ceux des autres pays. Nous n'avions plus qu'un seul espoir : que le Guv, d'une façon ou d'une autre, parvienne à gagner assez d'argent, non pas pour vivre au Canada, mais pour en SORTIR ! Comment faire ? L'idée me vint que je pourrais peut-être l'aider en écrivant un livre. Un livre écrit par une Chatte Siamoise, cela intéresserait — cela risquerait d'intéresser le lecteur. Miss Ku m'y encourageait. Le chat qui dirigeait le motel à côté de chez nous m'y encourageait aussi : "Vous avez tant de souvenirs !" disait-il. Je m'en fus donc trouver le Guv. Il rit, d'abord, et me dit : "Mais, ma pauvre Fifi, qui voudra croire que tu es capable d'écrire un livre ? D'ailleurs, tu es aveugle !"
"Je te le dicterai et tu le taperas pour moi sur ta machine Olympia, qui t'a déjà tapé ‘Le Troisième Œil’, ‘Lama Médecin’ et ‘L'Histoire de Rampa’. Tu veux bien ?"
Il a bien voulu. À vous de juger.
Pendant des années, depuis la parution du ‘Troisième Œil’, j'ai reçu un courrier considérable et jusqu'à ce jour je me suis toujours appliqué à répondre à chaque lettre. Maintenant, à mon grand regret, ce n'est plus possible ; je suis dans l'impossibilité de répondre à moins que mes correspondants n'envoient des timbres-réponses, ou des coupons-réponses internationaux. Alors je vous en conjure, n'écrivez PLUS à mon Éditeur pour qu'il me fasse suivre le courrier, car je lui ai demandé avec insistance de ne rien m'envoyer.
Les lecteurs oublient trop souvent qu'ils ont payé le prix d'un LIVRE, et NON celui d'un service de conseils gratuit. Les Éditeurs sont des ÉDITEURS, et non des services de renvoi du courrier.
Je reçois des lettres du monde entier, certaines même d'au-delà du Rideau de Fer, mais pas une personne sur mille n'a l'idée d'inclure des timbres pour la réponse, et le prix de cette correspondance devient tellement élevé que je me vois dans l'impossibilité de continuer à répondre.
Les gens posent aussi des questions invraisemblables, me réclament n'importe quoi ! Voici quelques exemples :
J'ai reçu d'Australie une lettre désespérée, qui m'a suivi alors que j'étais en Irlande. L'affaire étant (apparemment) extrêmement urgente, j'ai envoyé à mes frais un câble (télégramme — NdT) en Australie, et je n'ai même pas reçu un petit mot de remerciement.
Un certain monsieur, des États-Unis, m'a écrit une lettre EXIGEANT que j'écrive immédiatement pour lui une thèse et que je la lui fasse parvenir aussitôt par avion. Il voulait s'en servir comme s'il en était l'auteur, afin d'obtenir son Doctorat de Philosophie Orientale. Inutile de dire qu'il n'envoyait pas de coupon-réponse et que sa lettre était presque menaçante !
Un Anglais m'a écrit une lettre très, très hautaine, à la troisième personne, réclamant mes références parce que s'il les trouvait tout à fait satisfaisantes, il envisagerait de devenir mon élève à condition que je ne le fasse pas payer. Autrement dit, c'était un honneur pour moi ! (Je ne crois pas qu'il aurait beaucoup aimé ma réponse, si je lui en avais envoyé une)
Un autre m'a écrit pour me dire que si ‘mes copains’ et moi pouvions descendre du Tibet pour se réunir autour de son lit la nuit, il n'aurait plus peur de voyager dans l'astral.
D'autres gens m'écrivent pour me demander des choses inimaginables, allant des questions les plus ésotériques (auxquelles je puis répondre si le cœur m'en dit) au moyen d'élever des poules, en passant par la meilleure méthode pour garder son mari ! Les gens s'imaginent qu'ils ont le droit de m'écrire tant qu'ils le veulent, et se vexent s'ils ne reçoivent pas de réponse par retour du courrier.
Alors je vous prie instamment de ne PAS déranger mes Éditeurs, car je leur ai demandé de ne pas me faire suivre ce courrier. Pour ceux qui ont réellement besoin d'un secours, d'une réponse (encore que je ne recherche pas ces lettres) ils peuvent écrire à l'adresse suivante, mais uniquement si leur souci est d'une extrême urgence :
Dr T Lobsang Rampa,
BM/TLR,
London W.C.I., England
Je ne promets pas de vous répondre, et si vous écrivez à cette adresse il vous faudra inclure suffisamment de timbres ou de coupons-réponses internationaux, car ces lettres me seront renvoyées et si elles ne sont pas suffisamment affranchies il me faudra payer le port, ce qui fait que je ne serai pas de très bonne humeur pour vous répondre (T.L.R. nous a quitté en 1981 — NdT).